Le premier film de Catherine Breillat, Une vraie jeune fille, aura mis vingt-cinq ans à être distribué en salles. De la faillite de son producteur à un certain retour à l’ordre moral, le sort semble s’être acharné sur cette œuvre puissante et novatrice qui, si elle ne fera plus bander personne, en éblouira beaucoup. Eté […]
Le premier film de Catherine Breillat, Une vraie jeune fille, aura mis vingt-cinq ans à être distribué en salles. De la faillite de son producteur à un certain retour à l’ordre moral, le sort semble s’être acharné sur cette œuvre puissante et novatrice qui, si elle ne fera plus bander personne, en éblouira beaucoup.
Eté 1975, l’été de nos huit ans, l’été de ses vingt-huit ans. Cet été-là, dans les Landes, Catherine Breillat tourne son premier film, Une vraie jeune fille, d’après son roman Le Soupirail, sorti un an plus tôt. Depuis L’Homme facile, publié chez Christian Bourgois en 68, Catherine Breillat est connue comme écrivain à la mode sinon à succès. Ce qu’elle écrit sent le soufre et la recherche, et elle a le mérite d’être une femme, jeune, belle et qui n’a pas froid aux yeux. On la range un peu vite, en compagnie de beaucoup moins douées qu’elle, dans la catégorie des nouvelles amazones d’un « érotisme au féminin ». Depuis toute petite, Catherine rêve de faire des films. Sitôt débarquée à Paris, elle fréquente Andy Warhol, Robert Mapplethorpe, et toute la jet-set artistique de ces années d’intense créativité tous azimuts. L’occasion de passer à l’acte se présente quand André Génovès, le producteur français le plus puissant du moment, celui de tous les grands Chabrol, lui propose d’adapter Le Soupirail, qu’il n’a bien sûr pas lu mais dont il a entendu parler comme pas piqué des vers ni des hannetons. Il a cru comprendre qu’il y était beaucoup question de masturbation féminine. Commerçant avisé plus que mécène inspiré, Génovès entend surfer sur la vague d’érotisme de plus en plus hard qui déferle alors sur la France. Il croit engager une personnalité des lettres qui va lui apporter sur un plateau un « porno soft fait par une femme » qui risque de faire beaucoup parler et de rapporter des espèces sonnantes et trébuchantes, bref, il croit faire un joli coup. Manque de pot, il a déniché une vraie cinéaste.
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Breillat se replonge dans son livre et en extrait quelques phrases dont elle tire un scénario que Génovès ne lira pas non plus. Puis elle réunit un casting du feu de Dieu : la dénommée Charlotte Alexandra (ça sent le pseudo…) s’est rendue célèbre en montrant tout ce qu’elle savait faire avec un concombre dans les Contes immoraux de Borowczyk, Hiram Keller est le nouvel Helmut Berger (il a tourné dans le Satyricon de Fellini), et Breillat va même chercher Shirley Stoler actrice-culte depuis Les Tueurs de la lune de miel de Leonard Kastle pour le rôle minuscule de l’épicière acariâtre. Avec un budget ridicule, trois personnes à la technique (un régisseur, un cadreur et un opérateur) et deux projecteurs, elle part tourner dans la région fantasmée qu’elle ne faisait que traverser sur la route des grandes vacances au Pays basque. « Il n’y avait pas de clap, pas de son, rien, et personne n’était payé, les techniciens venaient du porno. C’était un film sauvage, fait sans aucune préparation, à l’énergie, dans l’exaltation du moment et un état de totale innocence. » Sans rien connaître du cinéma sinon ce que lui ont enseigné Buñuel et Bergman via Un chien andalou, Viridiana et La Nuit des forains, et seulement guidée par ses longues ruminations (« Je pensais à mon premier film depuis mes
12 ans… »), Breillat mène à bien son tournage à l’arraché, obtient tout ce qu’elle veut de comédiens dociles et enthousiastes, ne se pose aucune question inhibante et va naturellement « un peu plus loin que ce qui était permis à une époque où tout était permis ».
Pas pour longtemps. A son arrivée au pouvoir en mai 74, Giscard avait supprimé toute censure cinématographique, d’où le raz-de-marée pornographique aux devantures des cinémas, symbolisé par des productions exotiques restées longtemps bloquées aux frontières, les délicats ouvrages de Jean-François Davy (Prenez la queue comme tout le monde) et José Benazeraf (La Soubrette perverse) ou le triomphe commercial du pourtant très prude Emmanuelle. Jusqu’à ce que le gouvernement se ressaisisse et fasse voter la loi sur le X en décembre 75, avec son cortège de pénalisations fiscales et financières : le ghetto du porno est créé, fini de rire. En voyant les rushes d’Une vraie jeune fille, Génovès est persuadé que le film sera classé X, qu’il ne lui rapportera donc rien, et il coupe à Breillat ses maigres vivres, d’autant que sa société des Films La Boétie est en train de plonger dans une faillite sans retour. La cinéaste sonorise quand même le film (sa sœur comédienne, Marie-Hélène, double Charlotte Alexandra, sa mère fait la voix de la mère d’Alice), tire une copie zéro sans pouvoir payer le laboratoire, convainc l’immense Mort Schuman de composer la musique méchamment sixties (qu’il produira lui-même, à fonds perdus), et présente le film à la commission de contrôle. Celle-ci ne s’y trompe pas, voit bien qu’il n’est nullement question de pornographie industrielle, admet implicitement que ce film sur la honte et la phobie, autant privé de plaisir que Romance en sera gorgé, ne fera jamais bander personne, et assortit Une vraie jeune fille d’une très logique interdiction aux moins de 18 ans (automatiquement réduite aux moins de 16 ans aujourd’hui) alors que la suite d’Emmanuelle, L’Antivierge, se retrouve classée X ! Mais il est trop tard, Génovès est en règlement judiciaire, le film sera vendu avec l’ensemble de son catalogue à une société britannique de droits, et l’époque n’est plus à l’expérimentation sauvage et aux films libres, c’est déjà le reflux. La Quinzaine des réalisateurs porte le coup de grâce en refusant le film à Cannes, rejet assorti de cris indignés. En 76, le plus gros succès du cinéma français sera le séminalement niaiseux A nous les petites anglaises ! de Michel Lang. Charlotte Alexandra, elle, était bien anglaise, mais plutôt du genre costaude, et elle ne parvenait à être qu’à elle-même, son drame. Une vraie jeune fille devient un film maudit, même pas interdit, jamais sorti, pas vu pas pris.
Jusqu’à ce que des gens comme Jacques Deniel, Olivier Séguret, Luc Moullet ou Dominique Païni en parlent, crient au chef-d’œuvre inconnu, se mobilisent, organisent des projections (d’abord au festival de Dunkerque, puis dans le cadre de l’Acid, puis à Rotterdam ou Bergame) et contribuent ainsi à sortir le film du tombeau. Le succès critique et public de Romance aidant, le statut de Catherine Breillat a changé : de « créateur maudit » (voir l’article de Moullet dans le n° 2 de Trafic), elle est devenue cinéaste attendue et fêtée. Si Romance a été accepté, c’est bien que son film jumeau, son génial brouillon bouillonnant, est enfin prêt à exploser au grand jour. Breillat résout l’imbroglio juridique, obtient l’avance sur recettes pour film terminé (vingt-cinq ans après qu’il a été terminé, un cas unique) et peut ainsi payer les frais techniques. Le film trouve un distributeur, le film sort aujourd’hui.
Et on a pu constater lors des projections de presse que cet ovni dérange encore, que des gens le quittent en cours de route, visiblement exaspérés, hors d’eux plus qu’hors du film. Moins à cause de sa crudité (les filles se branlent aussi, et plutôt dix fois qu’une, un scoop ?) que de sa profonde et irréductible étrangeté qui annonce et résume tout à la fois les plus grands Breillat (Tapage nocturne, 36 fillette, Romance). Pas de dispersion dans Une vraie jeune fille, seulement un vrai personnage de cinéma entouré de figures plus ou moins grotesques, des parents ridicules parce qu’ils ont pour unique tort d’être des parents, les malheureux, au garçon maté si fort qu’il en devient fatal, chair à imaginaire plus qu’à consommation. Une vraie jeune fille est une histoire de ressassement, pas une histoire donc, qui se fait entrave visible à l’œil nu, culotte entre les mollets, à toute heure du jour et de la nuit. Alice souffre tant de n’être regardée et désirée par personne qu’elle devient son propre spectacle. Elle se donne en spectacle, littéralement, mais manque de spectateurs. Alors, comme une actrice qui force sa voix et ses effets pour qu’on l’écoute enfin, elle traîne son corps un peu flasque et sa culotte blanche, sa morgue trop affichée et ses rêves médiocres de dépucelage sous préservatif, selon les règles nouvelles d’une société morte à laquelle elle souhaite tant appartenir, son hymen contre le passeport d’entrée. Comme tous les grands cinéastes de la cruauté (Stroheim, Buñuel), Breillat filme cette errance empêchée par le frottement même des cuisses dans un mélange assez inouï de typage primaire (les parents sont gratinés) et de naturalisme qui tourne au clinique dans la description des dispositifs onaniques (le coup de la petite cuillère) et des sécrétions diverses et variées (cérumen compris). Mais cette description sans fard ni cache de l’auto-exploration corporelle s’accompagne d’un anti-naturalisme violent, dû à la fois aux conditions de production (Une vraie jeune fille est un film muet entièrement sonorisé après tournage, rappelons-le) qui ont encore poussé à la stylisation et à l’établissement à tâtons du système de représentation breillatien : fantasmes objectifs saisis dans une lumière la plus crue possible (un ver sur un pubis, le tout au zénith), frontalité quasi théâtrale qui aspire le regard tout en donnant envie de détourner les yeux, et travail d’une infinie précision sur les archétypes sexuels et l’écume la plus clinquante d’une époque donnée (ici la fin des sixties, avec la télé et la variétoche à fond). Le résultat est un mélange explosif qui tend à repousser les limites trop admises de ce que le cinéma est capable de donner à voir. Voir dit-elle.
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