La sortie du film “La Pièce rapportée”, objet fantaisiste et rieur d’Antonin Peretjatko, est l’occasion de célébrer une histoire du cinéma méconnue en France : celle du burlesque.
Antonin Peretjatko est l’un des seuls cinéaste à reprendre fièrement et fidèlement les codes du registre burlesque, et ce, depuis ses premiers courts-métrages French Kiss ou L’Opération de la dernière chance.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Initié en France mais très vite importé aux États-Unis – Chaplin et Keaton étant les deux icônes du genre –, le burlesque est un comique visuel obéissant à une rythmique d’action-réaction sur le modèle agression-punition-résolution : les corps y sont mis à l’épreuve, dans un exercice de résistance et de fuite du mouvement. On en trouve des exemples dans les balbutiements du cinéma, qu’ils s’agisse des vues Lumière ou des premiers Méliès, annonçant les figures du clown, du guignol, du benêt, toutes issues du spectacle vivant et reprises au fil des décennies par les grands noms du cinéma.
La loi du burlesque est celle d’un renversement des normes, d’un détournement des codes, d’une subversion des formes. Tout cela dans un joyeux chaos où les corps chutent, mutent, exultent. De ce pays magique et poétique où l’acteur fait “de la chute une danse, de l’accident une victoire, de l’inadaptation sociale un savoir-vivre et de l’ignorance technique un savoir-faire”, selon la si jolie formule de Vimala Pons, nous vous proposons de découvrir un panorama français du burlesque au cinéma depuis les Frères Lumière jusqu’à nos jours.
L’Arroseur arrosé des Frères Lumière (version de 1896)
C’est probablement dans le muet que le corps est le plus mis en jeu : c’est là qu’il a champ libre pour s’exprimer, en-dehors du filet que représentent les mots. Dans ce plan-séquence fixe, un jardinier arrose son jardin consciencieusement. À l’arrière-plan, un gamin s’approche et coupe l’eau en appuyant sur le tuyau. On connaît tous la suite, le jardinier approche le tuyau de son visage, le gamin relâche son pied : l’arroseur est arrosé.
S’ensuit une rapide course-poursuite où le jardinier met la main sur le garçon et l’arrose à son tour. La dramaturgie est ternaire, efficace, burlesque : le renversement des rôles est doublé d’un renversement moral, où l’on rit successivement de l’un et de l’autre, et de cet équilibre des forces qui passe par un déséquilibre des corps et des statuts. Le film de 40 secondes est devenu l’exemple archétypal de la mécanique burlesque, repris ensuite par Méliès, Alice Guy et d’autres cinéastes outre-Atlantique.
Le Chapeau de Max (1913) de Max Linder
Gentleman séducteur et toujours chic, Max est l’archétype du comique à la française : là où ses contemporains Chaplin et Keaton adoptent le costume de marginal pour le premier et de gentil naïf pour le second, notre héros français préfère celui du bourgeois endimanché, surpris en train de tromper sa femme – empruntant ainsi au vaudeville, genre théâtral très en vogue à l’époque.
L’ennui, c’est que Max ne parvient jamais à enfiler son costume parfaitement : le sort se retourne sans cesse contre lui, sous la forme d’un baromètre indiquant son infidélité et lui hérissant les cheveux sur le crâne, d’un hôpital où sa convalescence devient un cauchemar ou d’un chapeau haut-de-forme trop encombrant. Caricature du Français, tantôt coq tantôt paon, à l’allure arrogante et au clin d’œil séducteur, Max Linder sera retrouvé mort aux côtés de son épouse après l’avoir tuée en 1925.
Zazie dans le métro de Louis Malle (1960)
Zazie est une gamine qui ne se laisse pas faire : elle crie et rit plus fort que tout le monde, et hurle à longueur de journée qu’elle veut voir le métro lors de son premier séjour parisien. Sauf que Zazie a 8 ans et l’irrévérence de son âge se confronte à la bizarrerie des adultes, dont on ne comprend pas bien les magouilles.
Un inconnu un peu pervers, un oncle un brin mégalomane, une tante muette et un perroquet qui radote composent son entourage : les courses-poursuites dans le marché aux puces, l’escalade de la Tour Eiffel ou encore la destruction d’un bar digne d’un cartoon sont l’occasion pour Louis Malle de creuser le chemin d’un burlesque à l’image de son héroïne, ludique et impoli, tapageur et rieur.
Yoyo de Pierre Étaix (1965)
La vie d’un clown sur les routes de France, des années 1920 jusqu’à la guerre. Pierre Étaix conduit sa caravane tractée avec une innocente sagesse, avec comme copilote son enfant Yoyo, qu’il jouera dans sa version adulte. Dans une séquence où le burlesque y est sentimental, son épouse se reposant sur le perron de sa maison-mobile réclame des cigarettes à son chauffeur de mari : ce dernier pose simplement le paquet sur une branche, qu’elle récupère quelques secondes plus tard une fois qu’elle passe devant. Pour le lui rendre, rien de plus simple : il suffit à la jeune femme de déposer le paquet sur le chapeau d’un cycliste qui passe par là, avançant plus vite que la voiture du clown, et c’est au tour de l’enfant de récupérer le paquet.
Chez Étaix, le comique est une danse avec l’environnement, et tout y passe : là où le corps de l’acteur exprime sa liberté, le geste cinématographique se déploie avec précision. Décédé en 2016, le cinéaste et comédien laisse un patrimoine immense où le cinéma est un véritable art du spectacle vivant.
Playtime de Jacques Tati (1967)
L’alter ego du réalisateur, monsieur Hulot, a rendez-vous : mais dans la ville aux mille inventions et dédales, pas facile de se repérer. Il croise la route d’une bande d’Américaines venues visiter la capitale, notamment une jeune femme, Barbara : après une nuit de folie dans un club parisien, chacun reprend la route de son côté, dans un ballet de voitures poétique et fantastique, où les couleurs, les rythmes et les sons vivent en harmonie, dans un rond-point encombré ou une autoroute menant à l’aéroport d’Orly, éclairé de lampadaires à la forme de brins de muguet.
Le cinéma de Tati est un labyrinthe où tout est jeu : une porte qui claque ou qui ne fait pas de bruit, les rires d’un groupe de touristes, une vitre qui renverse la vue lorsqu’un vitrier la récure. Le burlesque de Jacques Tati a cela de nouveau qu’il est poétique, de sorte que chaque chute ou glissement est une fenêtre vers l’invention d’un nouveau rapport au monde, défiant les lois de la pesanteur ou de la mécanique.
Les personnages, souvent contemplatifs du chaos du monde, laissent à la mise en scène le soin de jouer avec le renversement des normes. Lorsque M. Hulot erre dans la salle d’attente entourée de vitres et glisse, s’enfonce dans son siège, cela ne bouleverse rien, mais cette danse maladroite aura bousculé un temps les normes rigides et grisâtres où les corps sont plongés.
L’Homme-orchestre de Serge Korber (1970)
Louis de Funès en chorégraphe tyrannique d’une compagnie de danse contemporaine, dans une comédie musicale ? Serge Korber l’a fait, avec L’Homme-orchestre : gigotant nerveusement au milieu d’une dizaine de danseuses graciles et obéissantes, Funès est dans son élément lorsqu’il s’agit de diriger. La séquence d’orchestration Piti Piti Pa reste peut-être le meilleur moment du film, où chacun parle en onomatopées, construisant couche après couche un spectacle moderne et coloré, sous la direction musclée et vitaminée d’un Funès en plein exercice de style.
Devenu orchestrateur du film, il joue au metteur en scène, transformant chaque geste en phrase, chaque pas en raccord, à la manière d’un danseur-monteur, utilisant cette fois tout son corps et non plus seulement son visage grimaçant. Plus tard, il mimera la fable Le Loup et L’Agneau de La Fontaine tel un conteur, captivant sa troupe de danseuses devenues spectatrices, admirant le talent muet de leur chorégraphe. Funès burlesque, c’est avant tout le geste unique d’un dirigeant devenu poète, faisant de ses partenaires des spectateurs de sa virtuosité.
Les Fiancés du pont Mac Donald d’Agnès Varda (1962) et Soigne ta droite de Jean-Luc Godard (1987)
Qui a dit que Godard n’avait pas le potentiel pour jouer au clown ? Le cinéaste s’est en effet essayé à la comédie à plusieurs reprises, notamment dans Une femme est une femme où il glisse de nombreux hommages aux comédies musicales hollywoodiennes ou dans Pierrot le fou, road-movie bourré de saillies humoristiques. Mais il s’est également montré comique devant la caméra, par exemple en amoureux transi et un brin mélancolique aux côtés d’Anna Karina dans le film Les Fiancés du pont Mac Donald, réalisé par Agnès Varda et extrait de Cléo de 5 à 7.
Il démontre là un talent comique dans la lignée de Keaton et de son visage lunaire, alors que son apparition dans son propre film Soigne ta droite ressemble plus à du Chaplin ou du Jerry Lewis – une séquence dans un garage où le cinéaste suisse fait un duo maladroit (et tordant) avec une voiture.
Le Grand Blond avec une chaussure noire d’Yves Robert (1972)
Pour détourner l’attention d’un rival, le chef des services secrets choisit au hasard un homme dans la foule, qu’il fait passer pour un agent double à l’insu du pauvre homme. Son choix s’arrête sur François Perrin, un nigaud pas très doué qui de fil en aiguille, se retrouve dans les draps de Mireille Darc, pour une séquence d‘anthologie : elle est belle, séduisante, raffinée tandis que Perrin est maladroit, naïf et pas très discret.
Utilisant la musique de Cosma comme un appui à ses gags drolatiques, Yves Robert fait de Pierre Richard un nouveau héros burlesque, à qui tous les malheurs arrivent mais dont il parvient toujours à se sortir. Car c’est aussi cela, le miracle du burlesque : on saute, on tombe, on se fait tirer dessus par erreur, mais au fond, on est incassable.
La Fille du 14 juillet d’Antonin Peretjatko (2013)
Dans ce pastiche des comédies de vacances des années 1960-1970, Antonin Peretjatko crie sur tous les toits qu’un nouveau cinéma français est arrivé : son image désaturée, son rythme accéléré et ses regards-caméra déclarent la guerre à la bienséance formelle et célèbrent le cinéma sans le sou et guilleret des années Giscard, en le transposant dans la société contemporaine.
Une bande de jeunes marivaudant à Paris décide de partir en vacances à la mer, alors que le gouvernement a décrété que la rentrée aurait lieu un mois plus tôt. Singeant la comédie politique, Peretjatko embarque pour un voyage en France et dans son cinéma, accumulant les clins d’œil et exposant une nouvelle génération d’acteur·rice·s, Vimala Pons et Vincent Macaigne en tête, qu’il retrouvera dans La Loi de la jungle en 2016.
Ennui ennui de Gabriel Abrantes (2014)
Le réalisateur portugais Gabriel Abrantes réalise en 2014 un triptyque, Pan pleure pas, composé de trois courts-métrages, chacun reprenant toute une mythologie remaniée et détournée. Dans Ennui ennui, Lætitia Dosch est kidnappée par erreur par un jeune prince du Moyen-Orient qui doit en faire son épouse : pour que sa mère signe un contrat d’armes juteux, il doit la violer et la jeune femme est vierge.
Le prince est incapable de blesser la jeune femme, alors tous deux décident de mimer le viol afin de satisfaire la matriarche, cachée derrière un rideau : au beau milieu du simulacre, la jeune femme hurle de plaisir (non-simulé) et découvre son premier orgasme, secouant son corps en hurlant : “Putain de bordel de Dieu ! Je vais inonder cette grotte !” Amateur de répliques qui tuent, Abrantes donne au sexe une valeur subversive : chez lui, ça jouit, ça pète, ça gesticule dans tous les sens et en même temps, et Lætitia Dosch dévore l’espace avec la fantaisie d’une actrice du muet.
Notre dame de Valérie Donzelli (2019) :
Maud Crayon est architecte : alors qu’elle est surexploitée dans son travail comme dans sa vie de mère célibataire, elle remporte par hasard un projet de rénovation du parvis de Notre-Dame, d’un coup de baguette magique. Dans ce conte fabuleux orchestré par Valérie Donzelli elle-même, la force du burlesque permet de transformer la claque en caresse et le ridicule en spectacle.
C’est ainsi que son projet de rénovation se transforme en constructions phalliques jugées indécentes par la communauté religieuse, et que Maud fait cohabiter sous son toit son ancien mari, son ancien amant et ses nombreux enfants, dans un joyeux capharnaüm. À l’occasion d’un réaménagement de son appartement, toute la petite famille se met à danser comme sur une scène de cabaret, faisant virevolter les meubles et les objets qui occupent l’espace pour un client Airbnb. Au pays de Donzelli, le burlesque est un matelas duveteux sur lequel s’amortissent le pathétique de nos vies et les échecs de nos ambitions.
{"type":"Banniere-Basse"}