Après Truffaut, Lynch, Chaplin, Netflix poursuit son intense session de rattrapage cinéphile avec une rétro de neuf films de Jacques Demy. Dont le sublimissime Une chambre en ville.
Après Truffaut, Chaplin, Dolan et Lynch, c’est au tour de Jacques Demy de bénéficier de la vitrine Netflix (certes de façon provisoire ou pas sur tous les territoires, selon le cadre du deal fixé avec MK2). Neuf de ses longs métrages seront visibles sur la plateforme à partir du 15 mai. Les trois quarts de l’œuvre donc.
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A savoir les deux premiers longs métrages en noir et blanc : Lola (1961), splendide écheveau de destins entremêlés dans la ville de Nantes, autour d’une chanteuse de cabaret énamourée (Anouk Aimée) qui, telle Pénélope, attend avec une foi inentamable le retour de son Ulysse ; et La Baie des Anges (1962), portrait ciselé d’une femme qui au contraire n’attend rien (Jeanne Moreau, décolorée façon Marilyn tardive), et brûle sa vie de flambeuse dans les casinos.
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Puis les deux films de la légende, créant un genre qui n’existait pas (le film musical français) : face, en mode désillusionné et cruel (Les Parapluies de Cherbourg, 1963), pile, en mode galvanisant et euphorique (Les Demoiselles de Rochefort, 1967). Puis les deux adaptations de contes : Peau d’Ane (1970), le film le plus malicieux du monde, sommet d’understatement et de double sens, régal de chaque seconde, et le plus ingrat Joueur de flûte (1971), qui comprend néanmoins des séquences frappantes (une pièce montée qui s’effondre car rongée de l’intérieur par de gros rats pestiférés).
Puis deux films clivants, bides spectaculaires à leur sortie : L’événement le plus important depuis que l’homme a marché sur la Lune (1972), conte post-genre absolument délicieux où Marcello Mastroianni campe le mari enceint de Catherine Deneuve, et Parking (1985), tentative kamikaze d’adapter le mythe d’Orphée dans l’industrie pop eighties avec Francis Huster en rockstar fardée. Et enfin, Une chambre en ville (1982).
Un grand film peut-il être anachronique ?
Sur celui-là, nous avons choisi de nous attarder. Parce que c’est encore aujourd’hui le moins reconnu des chefs-d’œuvre de Jacques Demy. Parce que c’est le film le plus jusqu’au-boutiste qui soit sur la puissance simultanément destructrice et émancipatrice de la passion. Parce qu’il répond aussi à une question dans des termes qui contreviennent à nos convictions profondes. La question, c’est : un grand film peut-il être anachronique ? Notre conviction, c’est plutôt que non – un grand film entretient forcément un rapport intense à son époque, c’est le génie du cinéma.
Mais la réponse du film, c’est oui, absolument. Une chambre en ville est un film arraché aux années 1980, un enclos hermétique où presque rien ne filtre de l’époque où a été réalisé le film. Où même la physionomie des acteurs n’est plus un marqueur temporel infaillible : Darrieux atteint une forme d’éternité ; barbe rousse méphistophélique, Piccoli paraît surgir d’un film expressionniste de 1924 ; même Richard Berry est méconnaissable : il est génial et ressemble plus à Tony Leung qu’à lui-même.
Si Les Parapluies… et Les Demoiselles... étaient déjà des projets tout à fait atypiques dans la production de l’époque, ils portaient toute l’effervescence pop des sixties. Une chambre en ville est un film fait contre son temps, où le désir, l’entêtement, la folie d’un artiste l’emportent sur le principe de réel et dont la perfection tient du miracle.
Les années 1950, période où se déroule l’action du film et où, pour la première fois, le très jeune Jacques a imaginé cette histoire pour rendre hommage à son père, les années 1930 où Demy père a été le jeune homme qu’incarne Demy, mais aussi le XIXe siècle où semble s’enraciner ce mélodrame social violent, opposant bourgeoisie, prolétariat en grève et aristocratie déchue. Inactuel dès l’origine, le film est donc inaltérable. Sa beauté est toujours aussi coupante. A chaque révision, le film suscite à son propre compte ce qui anime ses personnages : l’amour fou. On ne peut qu’aimer follement Une chambre en ville.
Ajoutons que quatre films échappent à cette rétrospective : Lady Oscar (1978), étrange adaptation d’un manga situé pendant la Révolution française, La Naissance du jour (1980), film réalisé pour la télévision autour de Colette, Trois Places pour le 26 (1988), son émouvant dernier film, où l’obsédant motif de l’inceste dans son œuvre trouve une résolution sidérante, et Model Shop, suite de Lola tournée aux Etats-Unis (1969), sublime déambulation dans un Los Angeles blême.
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Mais celui-là justement, on peut le voir en ce moment sur OCS, dans le cadre d’une rétrospective de films qui, selon l’aveu de Tarantino, ont inspiré Once upon a Time in Hollywood – qui se déroule justement l’année où Demy sort Model Shop. Est-ce que Demy aurait été touché par cette rêverie mélancolique où exsude le désir fou de figer le temps ? Aurait-il été agressé par le folklore viriloïde qui anime la relation DiCaprio/Pitt ? On ne le saura hélas jamais.
Une chambre en ville de Jacques Demy, avec Dominique Sanda, Richard Berry, Michel Piccoli, Danielle Darrieux (Fr., 1982, 1h32). Sur Netflix
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