Retour sur l’année 2018 avec Bertrand Mandico, l’un de nos héros de cette année avec la réalisation des « Garçons sauvages » et du court-métrage « Ultra Pulpe ». Allongé dans ce serpent qui lui sert « d’habitacle », il nous parle de fantômes, de créatures hybrides, mais aussi de « Mandy », Lars von Trier, la ville de Kyoto et ses projets pour 2019.
Sur le plan personnel, quel bilan tirez-vous de votre année 2018 ?
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Bertrand Mandico – Je n’aime pas trop me retourner, ça me donne le vertige… Mais si j’aligne les événements personnels sur ma corde à linge 2018, il y a la sortie des Garçons sauvages et son accueil, la fabrication d’Ultra Pulpe et sa sortie en salles… Ce sont deux films qui sont visibles et accessibles pour un public qui ne me connaissait pas vraiment, un public que je ne connaissais pas non plus… On a fait connaissance. Il y a eu aussi les critiques et des retours de spectateurs très galvanisants et plus qu’encourageants. C’est une année particulière, comme si soudainement on avait allumé la lumière dans la chambre où je dormais depuis un moment et je découvre des gens qui me regardent intrigués.
C’est la première fois que votre œuvre est si exposée. Comment avez-vous géré ce paramètre nouveau pour vous ?
En essayant de flotter… Pas nager, pas couler, pas surfer, juste me laisser porter par la vague. C’était un plaisir étrange que de rencontrer vraiment les journalistes que je connaissais au travers de leurs textes, leurs voix, leurs personnalités… Et comme vous, ils venaient me voir pour parler de cinéma et de ma cuisine interne. Puis après je croisais parfois les mots dans les journaux ou ma voix à la radio, mais avec l’impression qu’il n’y avait que moi qui puisse voir et entendre toutes ses phrases concernant mes films. Que tout ça restait très intime…
Vous préférez rester dans votre cocon ?
C’est pas un cocon, c’est un serpent qui avance avec moi, allongé à l’intérieur… On est toujours entrain d’avancer ensemble et je regarde avec myopie les mues que l’on laisse sur la route. Bon, c’est une image un peu alambiquée, mais sincère… C’est comme ça que je vois les choses.
Plus largement, quel regard portez-vous sur le jeune cinéma français actuel, que vous incarnez par exemple avec Yann Gonzales, Jonathan Vinel, Caroline Poggi et d’autres artistes qui ont émergé cette année ?
Un regard divergent, je me sens proche de tous ceux qui ne prennent pas l’autoroute du cinéma, mais des chemins plus sinueux, les à-côtés mal éclairés. Depuis trois ans, il y a toute une génération qui émerge, réalisant des courts, un premier ou un deuxième long métrage. Ce sont des cinéastes qui sont conscients de la fragilité de leur statut, conscients que rien n’est acquis. Ils n’ont pas cet esprit de sérieux alourdissant, ils font des films avec foi, grâce et nécessité… Ils sont cinéastes pour de bonnes raisons, être cinéaste ce n’est pas acquérir un titre de noblesse et régner sur son domaine de certitudes, être cinéaste c’est mettre une casquette trop grande et essayer de mener son bateau dans un océan d’intuitions. Je vois chez ces auteurs iconoclastes un même élan vital et passionné… Le contexte est plombant, il vaut mieux rester aérien pour décoller, avec une bonne part d’inconscience dans les ailes. Que ce soit Yann, Caroline, Jonathan, Virgil (Vernier), Marie (Losier)… Ils cultivent tous leur singularité, avec le désir de raconter des histoires qui ne soient pas prisonnières d’un scénario formaté… Quoi de plus triste qu’un scénario filmé.
Il faut des scénarios avec des formes ?
Des formes diverses et variées qui font oublier le récit… La mécanique scénaristique assèche les images, il faut donner du mou pour avoir de l’ampleur, surprendre et filmer l’invisible.
Est-ce que ce passage au long-métrage avec Les Garçons sauvages vous a renforcé dans votre posture de cinéaste ?
Pour moi un film est un film, quelque soit le format… L’essentiel c’est ce qui a dedans. Mais par la force des choses, on voit le long-métrage comme un passage à l’âge adulte. J’étais jusqu’alors un éternel ado faiseur de courts et moyens-métrages, avec un esprit baroque, ayant le goût pour les expérimentations sonores et visuelles en tout genre. J’étais persuadé que l’on pouvait entraîner le public dans les salles avec des films extravagants mêlant les genres. Avec Les Garçons sauvages, j’ai pu tenter de concrétiser mon intuition. Prouver qu’un film de forme (mais pas sans fond) peut trouver son public et même répondre à une attente…Car j’ai constaté, via le public que je rencontrais (souvent très jeune) qu’il y avait une forte envie d’expérience singulière, une envie de jouissance cinématographique. Bien sûr, l’audience des Garçons sauvages est relative aux nombres de salles que nous avions (trois à Paris par exemple). Mais le film a tenu l‘affiche, comme on dit… Mais malgré les médailles, le public, la diffusion en France à l’étranger, ce n’est pas pour autant que j’ai un chèque en blanc pour le long suivant.
Vous sentez que vos films s’adressent aux plus jeunes?
Ils s’adressent à tous ceux qui veulent mordre dans mes films. Quand j’imagine un film, c’est l’adolescent que j’espère toujours être qui prend possession de mon esprit (rires)… On m’a dit que Les Garçons sauvages a été vu en grande partie par un public de 17-25 ans… Ce qui me touche particulièrement.
Quels films vous ont inspiré en 2018 ?
C’était une année très autarcique et donc je n’ai pas vu beaucoup de films en salles mais beaucoup de DVD, des films jouant sur l’ambivalence des sentiments. Il y a eu d’abord Un Couteau dans le cœur de Yann Gonzales. Mon rapport à ce film est très particulier parce que je joue dedans, ou du moins j’essaye de jouer (rires). Yann a réussi avec son film à atteindre une grâce unique et vénéneuse, Un Couteau dans le cœur m’a procuré une émotion et un plaisir intense, ce film est une pépite incandescente. Il y aussi le film de Marie Losier (Cassandro el Exotico, sorti le 5 décembre dernier, ndlr.) que je trouve superbe, dans sa forme effervescente dans son histoire humaine, c’est un film à la mélancolie joyeuse. Et Marie fait corps avec Cassandro, elle danse avec lui la Bolex sur la tête.
The House that Jack built de Lars von Trier a été un grand choc cinématographique. Le cinéma que Lars construit est un monument imposant, virtuose, aussi drôle que désespéré, tout aussi brut que sophistiqué. Jessica Forever de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, que j’ai vu en avant-première, ce film est une promesse, une utopie, la rencontre improbable d’un imagerie de jeux vidéos et d’un regard incisif à la Bresson. La violence canalisée dans un romantisme chevaleresque, la pulsion contenue. Je trouve qu’ils ont fait une merveille.
Et puis quelques curiosités : j’ai été tout aussi perplexe que fasciné par Mandy de Panos Cosmatos, du grand guignol psychédélique, totalement entêtant, comme un film viral. Il y a aussi le film « revenant » d’Orson Welles, The Other side of the Wind, que j’attendais depuis longtemps, à tel point que j’essayais de voir désespérément des bouts de rushs à droite à gauche. Il y avait notamment un documentaire sur le DVD-Criterion de Vérité et Mensonges, où Oja Kodar montrait la scène érotique de la voiture sous la pluie, qui est magistrale. J’avais peur d’une finition trop sage… Mais je trouve le résultat vraiment beau, la mise en abyme y est troublante et émouvante. Welles a filé sans fric, avec panache, auto-dérision et érotisme, l’histoire de la fin de sa carrière.
Et puis j’ai découvert et redécouvert des films en DVD assez surprenants : The Slave de Pasquale Festa Campanile, les édition restaurées de The Last Movie de Dennis Hopper, Fièvre sur Anatahan de Von Sternberg, L’Etrange Org de Fernando Birri, La Secte de Soavi, Le Fils du pendu de Borzage, Une Anglaise romantique de Losey et Mandingo de Richard Fleicher, ce film m’a soufflé… La liste est longue… Et étrangement, je me suis mis à regarder des films de Bertrand Blier, ce n’était pas un cinéaste de référence pour moi initialement. Mais j’ai vu Beau Père via Patrick Dewaere qui est un acteur qui m’inspire beaucoup. J’ai trouvé le film remarquable, d’une finesse et d’une grande liberté. Et je me suis dit que j’allais creuser autour de cette période, voir les films de Blier que je ne connaissais pas…
Mais alors pourquoi Blier ?
Pour le travail des acteurs, la liberté d’écriture. En voyant Beau-père, Notre histoire et Merci la vie, je me suis rendu compte à quel point Blier avait une scénarisation sensible, complexe et libre… Il fait presque figure d’avant-gardiste aujourd’hui. Et il y a un peu de Buñuel chez lui. L’enchaînement des situations, les personnages qui s’adressent à la caméra son rapport aux sujets… Blier est un cinéaste contesté par certains cinéphiles, ce qui m’avait détourné de lui. Mais voilà, j’apprécie les films que j’ai cités, tout comme j’apprécie ceux de Rivette (par exemple). Ils sont apparemment aux antipodes et pourtant je les vois comme deux franc-tireurs fuyant le morne réalisme.
Vous avez fait l’école d’animation des Gobelins. Quel est votre point de vue sur le cinéma d’animation d’aujourd’hui et son influence dans le paysage cinématographique contemporain ?
L’animation a pris le pouvoir discrètement. C’est un procédé de trucage et d’expérimentation qui ne cesse de muter… Le cinéma d’animation est partout. Prenez les blockbusters américains par exemple, dans les Avengers il y a plus d’animation que de la prise de vue réelle, ou La Planète des Singes en motion capture, autre technique hybride héritée de l’animation…
Mais il y a un curieux paradoxe, concernant les films totalement animés, les animateurs restent toujours dans l’ombre. On va préférer mettre en avant le doubleur, un acteur du moment qui prête sa voix, comme si il était à l’origine du jeu des personnages. Or c’est l’animateur qui dirige et incarne le personnage… L’animation est une technique de l’ombre.
Il y a de fortes probabilités qu’un cinéma d’animation d’auteur, adulte émerge en masse. Ce qui est dommage, c’est que l’histoire du cinéma d’animation d’auteur soit peu connue. Des historiens du cinéma d’animation comme Pascal Vimenet, ont travaillé la question, mais leurs recherches restent malheureusement en marge de l‘histoire du cinéma en prise de vue réelle… Il y a eu des artistes majeurs dans le cinéma d’animation surtout en court-métrage, des gens comme Caroline Leaf, Jan Svankmajer, Yuri Norstein, Piotr Kamler, René Lalou… Leurs films sublimes pourraient nourrir les nouvelles générations. J’espère qu’une grande vague de cinéastes d’animation échappant aux conventions du genre, dans la forme et le fond, va bientôt arriver.
Quelque chose que vous ne connaissiez pas et que vous avez découvert en 2018 ?
La ville de Kyoto la nuit. Un alcool à base d’huîtres fermentées. Un mystère de plus. Une nouvelle dent dans ma bouche. Et puis White Boy in the Skull Valley de Garret Price… Une bande dessinée des années 30, sublime… Mais c’était peut–être en 2017…
Parlons de l’actu. Dans Ultra Pulpe vous imaginez une scène sur Mars. Est-ce que la mission d’exploration de la NASA Insight vous a rendu enthousiaste ?
Tout ce qui concerne Mars me fascine. Des photos les plus banales aux images les plus psychédéliques… J’espère que l’on découvrira sur Mars une couleur qui n’existe pas. Je suis sûr que Mars garde enfouie dans ses déserts un secret bien gardé.
Quel genre de secret ? Une vie extra-terrestre ? Des trésors ?
Un endroit où des fantômes et des végétaux se retrouvent. On oublie trop souvent les fantômes des arbres morts… Ils vont sur Mars.
Et bien justement, il y a cette série The Hauting of Hill House qui parle de fantômes pas seulement comme quelque chose de péjoratif, qui fait peur, mais aussi comme un phénomène inépuisable. Vous l’avez vue ?
Oui je l’ai vue. Le fantôme n’a rien de négatif, c’est l’incommunicabilité, l’incompréhension qui crée la peur… J’ai trouvé cette série vraiment pas mal du tout. Mais je vous avoue qu’après Twin Peaks – The Return, c’est un peu dur de voir de nouvelles séries.
Ce que j’ai beaucoup aimé, c’est cette idée d’auto-hantise temporelle : des adultes hantés par leur enfance et des enfants hantés par leur futur… C’est vraiment une belle idée. Parfois la série est un peu fourre-tout, on y retrouve toutes les figures imposées du film d’horreur, mais j’ai été complètement pris par le drame familial et cette idée que l’on a en nous une maison de coeur.
Pour revenir à l’actu de 2018, quelle image vous aura le plus frappé ?
Les situations sociales qui s’enflamment… C’est comme si je voyais une forêt entrain de s’embraser. Je trouve à la fois ça beau, naturel et vital, mais en même je me demande s’il ne faut pas l’éteindre, qui a vraiment foutu le feu…
Vous pensez qu’on est dans cet entre-deux ?
C’est une image frappante, comme vous dîtes… Mais je n’aime pas commenter l’actualité brûlante, d’autres le feront très bien.
Un album, un son qui vous a bercé en 2018 ?
J’écoute beaucoup de B.O de films éditées ou rééditées en vinyle, même si je n’ai pas vu les films, ça ouvre mon imaginaire. Il y a la musique envoûtante de Mandy par le regretté Johann Johannsson, complètement enivrante avec des accents à la Popol Vuh. La rééditions des Lèvres rouges de François de Roubaix toujours aussi beau, Meti una Sera a cena d’Ennio Morricone, totalement érotique ; Time to Tell de Cosey Fani Tutti, hypnotique et conceptuel ; Shock par Libra, angoisse électrique absolue ; et puis un jeune groupe français Vendredi sur mer, j’aime beaucoup leurs mélodies faussement sucrées et la personnalité détonante de la chanteuse et ses textes.
Si on devait résumer 2018 en un scénario, lequel écririez-vous ?
Je vais peut-être revenir sur mon idée de forêt qui brûle. Les arbres sont calcinés, c’est assez beau. Il y a des panaches de fumée jaune. Curieusement, les seules choses qui sont intactes sont des œufs noircis. Ils vont éclore et des créatures hybrides en sortir, des lézards sans pattes avant, pourvus de plumes et de becs. Ils vont construire un nouveau monde avec leurs langues courbes… Ne me demandez pas pourquoi je vous dis ça (rires).
Mais les flammes me font penser à quelque-chose qui m’a vraiment marqué en 2018 : la réapparition des sorcières. J’en ai beaucoup entendu parler tout au long de l’année, entendu de nombreuses filles, femmes, garçons évoquer cette figure, autant sous la forme de création que de revendication et peut-être même que j’en ai croisé de réelle, qui sait… Il y a eu en particulier une série d’émissions formidables de Céline du Chéné sur France Culture, traitant de la sorcière sous toutes ses formes… Céline et Laurent Paulré ont prolongé l’expérience sonore, en imaginant un parcours captivant sur les paroles de sorcières au Musée de la Chasse… Il y avait un monde fou pour venir entendre les sorcières au musée, une procession immense patiente et silencieuse dans les rues du Marais… Cette figure de sorcière incarne pour moi l’esprit de 2018, un esprit de résistance et de contrepouvoir.
Un désir de cinéma pour 2019 ?
J’aimerai voir arriver de nouvelles salles de cinéma. C’est un peu paradoxal avec tout ce que l’on raconte sur les plateformes et les multiplexes… Mais je rêve de voir émerger des salles différentes au cœur des villes, des lieux uniques dédiés aux programmations nocturnes, de minuit à midi… Je pense réellement que des endroits voués à des propositions cinématographiques originales et vénéneuses peuvent voir le jour. Pour ça, les salles devront avoir une dimension magique, décalé, non conventionnelle… Un cinéma à rebrousse-poil ! Quand tout le monde va dans un sens, on a plus de chance de fédérer en allant dans le sens contraire.
Vos projets personnels pour 2019 ?
Il y a un long-métrage que j’ai fini d’écrire. C’est dans la lignée des Garçons sauvages, mais assez différent. Ce sera un film de science-fiction se déroulant, sur une autre planète qui a quelques similitudes avec la Terre, un film peuplé d’héroïnes, ou plutôt d’anti-héroïnes. Il y aura des fantômes, des lâches et également des « sorcières » (rires). Beaucoup d’actrices que j’aimerai retrouver et découvrir… Et ce que j’espère, c’est que les Garçons sauvages nous aideront, à leur façon, à financer ce film.
Sinon en ce moment et je fais un court-métrage-clip, une histoire d’accident et d’extase. C’est pour un nouveau groupe très très inspirant : Kompromat (constitué de Vitalic, et Rebeka Warrior, la chanteuse de Sexy Sushi). Il y a dans leur musique des accents de musique allemande des années 80… Et puis je travaille aussi sur des courts, des moyens-métrages et autres formats… J’avance toujours allonger dans le serpent qui me sert d’habitacle…
Une obsession pour 2019 ?
Léviter enfin…
Propos recueillis par Quentin Billet-Garin
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