Palme d’or 2018, le portrait d’une famille confrontée à la précarisation de la classe ouvrière. L’art méticuleux et sensible de Kore-eda à son sommet.
Osamu (Lily Franky) est certes un drôle de père : il enseigne à son fils les différentes techniques du vol – à l’étalage, à la tire, à la roulotte, etc. Mais c’est aussi un gentil monsieur, qui ramène un jour à la maison, Juri, une enfant de 4 ans bien malheureuse. Il finit même par décider de la garder dans son minuscule appartement, avec l’accord des membres de son foyer, et surtout celui de sa compagne Nobuyo (Sakura Andô), quand elle découvre que la petite fille a été maltraitée. Mais cette “adoption” sans légalité pose évidemment un petit problème, ne serait-ce qu’au spectateur : étrange méthode, quand même, se dit-on… Ce n’est que le début d’un tendre cache-cache manipulateur entre le cinéaste japonais et son public consentant, qui comprend bien qu’il va en tirer du plaisir.
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Kore-eda aurait-il lu Le Voleur d’enfants, l’exquis roman écrit dans les années 1920 par Jules Supervielle ? Il raconte l’histoire d’un couple de Sud-Américains installé à Paris et qui, parce qu’il est stérile, enlève ou recueille chez lui des enfants malheureux. Nous lui avions posé la question, et il nous avait répondu que non. Les ressemblances sont pourtant flagrantes, même si le récit d’Une affaire de famille diverge rapidement de celui du Voleur d’enfants. D’abord par son aspect politique et social : il décrit une classe ouvrière pauvre, contrainte d’avoir plusieurs emplois ou de voler pour survivre. Kore-eda le montre sans insister, comme si c’était normal – un aspect du film qui semble avoir déplu à certains de ses compatriotes. Ainsi la sortie du film au Japon, palmé d’or à Cannes en mai dernier et donc mis en pleine lumière dans le monde entier, a déclenché une polémique à cause de l’image négative que Kore-eda y donnerait à voir de son pays…
Et puis il y a le film de famille – l’un des sujets de prédilection, récurrent, du cinéaste japonais, auteur entre autres de Nobody Knows (2004), Tel père, tel fils (2013) ou Notre petite sœur (2015) – dont tous les membres sortent de l’ordinaire. La mère, qui travaille à l’usine, s’avère très sensuelle, la grand-mère (Kirin Kiki, adorable et inquiétante actrice fétiche de Kore-eda, disparue en septembre) est un peu retorse, la fille aînée bosse dans un peep-show… Et nous ne serons jamais au bout de nos surprises, tant le film révèle peu à peu une réalité surprenante.
Kore-eda construit son récit comme on tricote un pull-over, révélant au fur et à mesure du travail de ses aiguilles, des motifs inattendus. Le long métrage, qui commençait presque comme une comédie, l’histoire d’une tribu apparemment heureuse, révèle des aspects plus noirs que ce à quoi on s’attendait. Et la comédie vire peu à peu à l’aigre. Car, c’est ce que va nous montrer le film, cette famille n’existe que parce que chacun de ses membres l’a décidé.
Ensuite apparaît la vérité et le film devient déchirant : il décrit un homme et une femme qui étaient perdus, qui aspiraient follement au bonheur, et qui ont décidé de créer de toutes pièces contre vents et marées une famille “idéale” (selon les critères du bonheur dans les sociétés modernes…), parce que ce sont les enfants qui choisissent leurs parents, dit le film (et Freud un peu aussi, en fait). Mais la société et sa justice implacable les rappellent violemment à l’ordre.
Pourtant, Kore-eda n’abandonne pas ses personnages à leur triste sort. Le bien a été fait : jamais les enfants n’oublieront ce que leurs parents leur ont appris. Ce besoin d’amour, de reconnaissance des uns par les autres, ce désir de transmettre son savoir, déroulés dans une société contemporaine très dure, fait d’Une affaire de famille l’un des films les plus perturbants, provocateurs et marquants qui soient – au discours bien éloigné des vieilles conceptions poussiéreuses de la cellule familiale traditionnelle soutenues par les puritains de tous les pays du monde. La famille, c’est compliqué et fragile, nous montre Kore-eda mezza-voce. Et cette vérité est universelle.
Une affaire de famille de Hirokazu Kore-eda avec (Jap., 2018, 2 h 01)
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