Underground ne craint pas de plonger dans le cambouis de notre siècle. Courageux et attentif au monde, Emir Kusturica s’abandonne malheureusement à une surenchère allégorique, une ivresse gesticulante qui transforme son film en pudding indigeste. Le problème d’Underground n’est pas tant politique qu’esthétique.
Les spectateurs qui iront voir Underground savent qu’ils ne vont pas simplement assister à un spectacle parmi d’autres, mais à une uvre qui traîne derrière elle toute une batterie de casseroles beaucoup plus lourdes et tintinnabulantes que le seul cinéma.
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L’association entre l’un des derniers « auteurs européens certifiés internationalement », le sujet « Yougoslavie » et le contexte « Festival de Cannes » a produit l’une de ces disputatio hystériques dont raffole le microcosme médiatique français, un effet de loupe grossissante et déformante qui ne doit pas totalement déplaire aux services promotionnels et aux commanditaires du film. Difficile donc de descendre dans l’underground l’esprit serein et la conscience vierge, vu l’assourdissant concert de tam-tams précédant cette saga historico-politico-comico-hallucino-baroque. Il y eut d’abord Cannes : une presse généralement superlative, fors quelques voix discordantes isolées (notamment celle du Monde) ; une Palme d’or plutôt unanimement acceptée, sauf on s’en souvient avec le sourire par un certain Theo Angelopoulos. Ensuite, il y eut Paris, son cortège de rumeurs et d’accusations, déclenchées notamment par les « milieux intellectuels », Alain Finkielkraut n’étant pas le dernier à nettoyer devant la porte d’un film qu’il n’avait pas vu. Les chefs d’accusation étaient péremptoires : Underground étant fabriqué avec le concours des autorités serbes, Kusturica devenait suspect d’être à la solde de Milosevic et Karadzic, traître à Sarajevo et à la Bosnie. Fort de tout ce brouhaha, on attendait quand même de voir la bête avec une certaine impatience. On a vu. Et on n’a pas vraiment saisi les motifs de toute cette tempête dans un verre d’eau. Pour ce qui nous concerne, Underground ne méritait ni la Palme d’or on verra plus loin pourquoi ni la disqualification idéologique des Finkielkraut et consorts.
Jusqu’à plus ample démonstration de la part des anti-Underground, on ne voit franchement pas en quoi ce film pourrait désespérer Sarajevo, pas plus qu’on ne relève la moindre scène qui pourrait servir d’outil de propagande à Karadzic et ses ouailles. La position de Kusturica est claire : « Je ne suis pas contre les indépendances, mais ça n’a généré que des nationalismes étroits, pas la démocratie. » L’affaire centrale du film n’est d’ailleurs pas tant le conflit actuel que la nostalgie submergeante d’un pays disparu : « Il se passait tellement de choses en Yougoslavie… Il n’y aura plus jamais cette circulation des idées et des différents groupes ethniques sous le même toit. »
A partir du destin croisé de deux amis, Marko et Blacky, depuis la résistance contre les nazis jusqu’aux milices serbes de Mladic en passant par les sommets de l’appareil d’Etat titiste, Underground trace une parabole sur l’histoire de la Yougoslavie de 1941 à 1991, un tourbillon allégorique qui sécrète de multiples questions, quelques réponses et beaucoup de confusion. Qu’est-ce que cela fait d’avoir grandi dans un pays qui n’existe plus ? Que faire de son encombrant fardeau de nostalgie ? Qu’est-ce que l’Histoire, comment s’écrit-elle, quels sont ses rapports avec l’idéologie ? Dans le couple Histoire/Idéologie, comment le cinéma et les images tiennent-ils la chandelle ? Comment les résistants d’hier se transforment-ils en salauds d’aujourd’hui et vice versa ?
L’underground devient ici un formidable réceptacle métaphorique qui libère son lot de signifiés : c’est bien sûr le champ de la clandestinité, mais aussi l’inconscient d’un pays ou encore l’espace culturel dont se réclame Kusturica. Mais il semblerait que ce souterrain qui n’est pas franchement de velours représente essentiellement l’état dans lequel Tito a plongé le peuple yougoslave pendant cinquante ans. Etat non aligné, la Yougoslavie ne faisait pas partie du bloc soviétique et Tito était un leader respecté par les chancelleries occidentales : pourtant, Kusturica l’envoie dans les mêmes oubliettes staliniennes que ses collègues Brejnev, Jivkov et autres Honecker, tous ces dictateurs à la main de fer dans un gant de fer qui ont vissé un couvercle de fonte sur leurs sujets. « Ces gens (les personnages du film) ont donc vécu vingt ans dans un souterrain puis ils en sortent par accident, et ils comprennent que tout cela n’a été qu’une fiction ! Que s’est-il passé ? Voici ma théorie sur la Yougoslavie, non pas la Yougoslavie comme toponyme, mais celle de Tito. Tout était faux, fictif, bidon. Or, les gens sont entrés dans la fiction comme si c’était la réalité. » C’est ce que Kusturica ne pardonne pas à Tito : ce couvercle qui donnait l’illusion de l’unité yougoslave, alors que le fond de la marmite bouillonnait une sorte de mise en quarantaine du peuple yougoslave par rapport à l’histoire de l’Europe. Le jour où le couvercle a sauté, toute la pression accumulée s’est relâchée d’un seul coup d’un seul : l’underground, c’est peut-être aussi cet égout européen d’où sont remontés Jirinovski, Solingen, Grozny, Sarajevo le chaos russe, les skins allemands, la partition yougoslave.
Bien sûr, Kusturica ne pose pas toutes ces questions en historien ou en politicien, mais comme l’artiste poète dont il revendique le statut.
Il est très difficile d’aborder l’histoire yougoslave dans un film, tout est tellement complexe et sujet à controverse… Mais le but principal d’un cinéaste, c’est de générer de l’émotion. Si on commence à aborder les problèmes historiques, on risque de se perdre dans la mythologie. » Il ne postule ni au réalisme, ni à l’exhaustivité, ni à la vérité historique, mais traite son affaire comme une gigantesque farce tragicomique. Sa vision est celle d’un cinéaste, puisque son histoire de la Yougoslavie est aussi celle de la manipulation totalitaire à grands coups d’images trafiquées et de cinéma de propagande.
La deuxième partie d’Underground est essentiellement constituée d’un film dans le film : devenu haut dignitaire du régime, Marko commandite un film édifiant à la gloire de son ami Blacky, résistant héroïquement mort sous la torture. Entreprise totalement bouffonne puisque le Blacky en question est toujours bien vivant et réapparaît en plein tournage ! « Je me souviens combien j’aimais, enfant, ces films de propagande sur la guerre… Ce film dans le film, c’est une sorte de revanche personnelle. » Ce regard ironique sur la propagande stalinienne débouche sur une question cruciale de notre époque du virtuel : le statut des images et ses enjeux de pouvoir. Godard rappelait que, grâce à la technologie, on pourrait transformer Auschwitz en espace vert, et il y a de quoi s’inquiéter. Pessimisme que l’on pourrait tempérer en supposant que le public évoluera avec son époque, qu’une alphabétisation de l’image se développera en même temps que les techniques, et que les gens seront de moins en moins crédules face à « la preuve par l’image ». Quand Kusturica utilise les mêmes trucages que dans Forrest Gump en faisant cohabiter ses personnages et Tito dans le même plan, il intègre cette question avec un mélange de jubilation et d’effroi, tel un magicien qui dévoilerait son truc.
Décidément, Underground semble avoir tout pour lui et pour nous combler. Un matériau historique au c’ur de notre siècle et de notre continent, une richesse de thèmes, une complexité stimulante, plusieurs niveaux de vision, du sang, du sexe, de l’humour, du rock’n’roll… D’où vient alors notre réserve, cette conviction que c’est plutôt Tim Burton et son Ed Wood qui auraient dû monter sur la plus haute marche du podium cannois ?
Underground a beau plonger à fond ses mains dans le cambouis de notre siècle et pour cela, on lui accorde notre total respect , c’est la manière qui gêne. Cette esthétique du « toujours plus » qui commence à ressembler à du « trop-plein », à littéralement nous gaver. D’aucuns trouvent Underground étourdissant, fulgurant, ébouriffant ; pour notre part, nous avons subi un film soûlant on ne parle pas de la délicieuse ivresse procurée par un aloxe-corton premier cru, mais bel et bien d’un sérieux mal de crâne. Avec ses gesticulations permanentes, son tourbillon de situations et de personnages, sa musique ininterrompue et tous les potards à donf, Underground fait penser à un concert de heavy-metal ou encore à Tueurs nés, autre entreprise de lessivage en règle du spectateur. Comme celle d’Oliver Stone, l’esthétique de Kusturica sent le labeur, la conscience d’elle-même, l’artifice ; elle semble plutôt procéder d’un volontarisme forcené que d’une véritable inspiration. Dans le droit fil d’Arizona dream, et ce malgré la figure récurrente des corps en lévitation, Underground ne décolle jamais et reste pesamment scotché à son sous-sol.
On a comparé Underground à To be or not to be même manière d’utiliser le théâtre et de ridiculiser le nazisme en mêlant tragédie et bouffonnerie ; mais irait-on comparer les Smiths et AC/DC sous prétexte que leurs chansons parlent également de filles ? Underground fait aussi beaucoup penser à Amarcord, mais là où Fellini faisait défiler ses souvenirs avec une grâce et une musicalité sans défaut, Kusturica donne l’impression de suivre les traces de Fellini avec des semelles de plomb. Emir est nostalgique de la Yougoslavie, mais aussi du grand cinéma d’auteur européen : entre le formatage à l’américaine, l’académisme patrimonial à la française et un cinéma plus exigeant mais condamné à se débattre avec des bouts de ficelle, on perçoit bien le désir kusturicien de faire survivre la tradition d’un cinéma inventif, fort et prestigieux, un cinéma qui sache encore proposer des modèles culturels minoritaires. Mais du coup, tel un Don Quichotte solitaire dans son combat contre les moulins hollywoodiens, Kusturica en tartine des couches à la truelle auteuriste. Il semble avoir peur du vide et du silence et remplit son film frénétiquement. Ce faisant, il rend tout archivisible et dénie à son uvre toute zone d’ombre, toute part de mystère. Il n’y a plus rien à lire entre les lignes, plus rien à déchiffrer entre les images. Privé de la liberté de penser le film à mesure qu’il se déroule, le spectateur finit par sortir des rails de l’underground : une fois à quai, il regarde un spectacle vociférant et gesticulant, qui le laisse abasourdi mais relativement indifférent.
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