Un Voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain sort en livre et en vidéo. Dans ce jouissif documentaire fleuve coréalisé avec Michael Henry Wilson, l’auteur de Casino a insufflé toute son âme et toute son érudition, confrontant en permanence ses émois de spectateur et sa pratique de cinéaste.Ce coffret de deux cassettes intitulé […]
Un Voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain sort en livre et en vidéo. Dans ce jouissif documentaire fleuve coréalisé avec Michael Henry Wilson, l’auteur de Casino a insufflé toute son âme et toute son érudition, confrontant en permanence ses émois de spectateur et sa pratique de cinéaste.
Ce coffret de deux cassettes intitulé Un Voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain n’est pas vraiment une nouveauté. Déjà diffusé il y a deux ans et demi sur Arte, le documentaire réalisé par Scorsese lui-même et Michael Henry Wilson est maintenant accompagné d’un livre éponyme, à la fois script complet de cette longue et belle traversée de plus de trois heures quarante et superbe album de photographies. L’ensemble cassettes et livre formant l’objet idéal pour l’amoureux de cinéma américain débutant ou averti.
Roi de la seconde catégorie, champion incontesté de la fraction militante cinéaste-cinéphile, très impliqué dans le combat permanent pour la restauration du patrimoine cinématographique (il était venu à Paris présider la première édition du Festival CinéMémoire), Scorsese ne cache pas qu’il bute sur un premier problème : l’exhaustivité. C’est qu’au lieu de se contenter de raconter son cinéma américain (celui qui irait de Duel au soleil à Corman en passant par Minnelli), il voudrait embrasser tout le champ à l’intérieur de la période qu’il s’est fixée, de Griffith à ses premiers travaux pratiques des années 60 et ne commettre ni injustices ni oublis, comme s’il devait parler pour un stylite ayant miraculeusement échappé à quatre-vingts ans de cinéma américain. Et cette tâche-là se révèle vite impossible. Il faudrait dix vies pour raconter une vie de spectateur professionnel. Scorsese choisit alors un angle d’approche, le point de vue le plus évident, celui qui est au cœur de sa fascination pour Hollywood : l’auteur et le système, le metteur en scène saisi dans son rapport de pouvoir face à l’industrie.
En faisant débuter son film par un extrait des Ensorcelés (The Bad and the beautiful, 1952) de Minnelli, il énonce un premier et double aveu, annonce une méthodologie et détermine un point d’ancrage. Selon les sages préceptes de Von Ellstein (le vieux cinéaste que tente de terroriser le producteur débutant incarné par Kirk Douglas), « Un film qui ne serait qu’apothéose serait comme un collier sans fil, il s’écroulerait. » Ce Voyage… ne sera donc pas une succession de morceaux de bravoure pour soirée des Oscars, il aura son rythme propre, fondé sur une connaissance intime et complète, et ne s’embarrassera pas d’une chronologie forcément réductrice. Mais en choisissant Minnelli et plus précisément ce film-là, Scorsese indique aussi qu’il refuse absolument les reniements douloureux de l’âge critique (Duel au soleil est-il un si bon film que ça, tout compte fait ?) et une échelle des valeurs trop stricte (Selznick est-il moins ou plus important que King Vidor ?). Il ne s’agit pas de déterminer ce qui est moderne et ce qui l’est moins, ce qui résiste au temps et ce qui en subit l’outrage, ou de séparer l’historique de l’anecdotique, mais au contraire de faire la part des choses et de rendre à chacun ce qui lui appartient, de dévoiler son génie propre, dans des conditions économiques et artistiques données.
Pour Scorsese, le cinéma américain constitue un bloc et un seul, un bloc de spectacle dont il a été le récepteur émerveillé. Et son histoire sera l’histoire des métamorphoses successives du spectacle hollywoodien, jusqu’à ce que Kubrick et Cassavetes les deux seuls cinéastes majeurs à avoir explosé dans les années 60 viennent, chacun à leur manière, changer radicalement les données du problème et ouvrir des voies inédites. Si l’ombre majestueuse de Vincente Minnelli parcourt tout le Voyage… (cinq de ses films sont cités), c’est qu’il reste celui dont Scorsese se sent le plus proche, celui qui a le mieux travaillé avant lui la condition d’entrepreneur de spectacle. Il suffit de remplacer Las Vegas par Hollywood ou Cinecittà pour s’apercevoir que Casino sans doute le chef-d’œuvre de son auteur s’inscrit dans la lignée des Ensorcelés et de Quinze jours ailleurs (1962), comme un nouveau récit chaotique sur l’impossibilité de toucher le rêve sans se brûler les ailes, comme un sublime éloge de la persistance de l’artiste hollywoodien, qui se doit de continuer à faire ce qu’il a toujours fait, au niveau qui lui est imposé, malgré les échecs et au-delà des scrupules, malgré tout. Il n’y a donc pas d’histoire critique au sens d’une échelle de valeurs à attendre de Scorsese, il laisse ça à d’autres. Lui préfère rendre justice à ceux qui sont devenus ses pairs en cinéma à chacun sa place, à chacun son dû, puisque tous lui ont été nécessaires.
Car tous font partie intégrante du cinéma américain perçu comme un ruban d’images ininterrompu. Mais les ruptures existent, bien sûr. Et Scorsese se permet souvent de couper dans le ruban pour le remonter à sa guise, selon des « visions » qui n’appartiennent qu’à lui. C’est ainsi qu’il fait se raccorder Intolérance et 2001 : l’odyssée de l’espace, comme les deux extrémités insurpassables de l’illusionnisme cinématographique devenu « poème visionnaire », et conclut par un « Nous sommes tous les enfants de D. W. Griffith et de Stanley Kubrick. » Mais il ne s’arrête pas là et passe brutalement de Kubrick à La Féline (Cat people, 1942) de Tourneur. Manière de revenir à l’option « hommes-chats » contenue dans Les Ensorcelés et de dire que le grand art ne revêt pas toujours les atours de la « grande forme ». Cinéaste pivot entre les chapitres « Le Metteur en scène comme illusionniste » et « Le Metteur en scène comme contrebandier », Jacques Tourneur apparaît comme une projection de ce que Scorsese aurait rêvé d’être aux temps des studios et de la série B : un artiste capable d’imposer son style en se jouant des contraintes économiques, et de passer ainsi entre les mailles du filet.
Mais les temps ont changé et Scorsese ne sera jamais un Tourneur contemporain. En revanche, il a caressé l’idée de devenir un nouveau Max Ophuls (évoqué, juste après Tourneur, par un extrait de Lettre d’une inconnue), Le Temps de l’innocence (1993) en témoigne. Cette manière de se mettre à la place des cinéastes du passé, d’épouser leurs difficultés à imposer leurs obsessions au cœur même du système des studios, confère au film sa charge émotionnelle. Devenu créateur à son tour, mais en un temps où les contrebandiers d’autrefois sont devenus des artistes reconnus et très (trop ?) conscients de leur griffe, Scorsese continue de
s’inscrire dans l’écran, il ne refuse toujours pas l’identification que lui proposent les films. Mais aujourd’hui, il s’identifie à la geste du cinéaste lui-même plutôt qu’à celle de ses personnages de la fiction.
C’est cette variation dans le mouvement cathartique qui le sauve de toute mélancolie fétichiste. Idéalement placé pour savoir que son art n’est pas fini, Scorsese saisit le cinéma hollywoodien
comme une praxis toujours à réinventer plutôt que comme une somme de signes à contempler et à déchiffrer. Ancien étudiant devenu praticien, il se mue en pédagogue pour transformer l’histoire du cinéma en une passionnante leçon de cinéma. Une fois que son cadre de production a été établi, chaque film cité est pris comme un ensemble de problèmes techniques et dramaturgiques à résoudre, et donc comme autant de solutions encore disponibles pour les metteurs en scène de cette fin de siècle. A l’image exacte de son œuvre, encore en devenir, l’histoire du cinéma américain selon Scorsese est faite de comparaisons saisissantes et de rapprochements éclairants. Pour appuyer sa démonstration très européenne de la validité de l’auteurisme de la mise en scène tapi dans le tissu industriel, et soutenir sa conception cyclique du renouvellement artistique, il s’attache sans cesse à créer des liens. C’est ainsi qu’un western d’Anthony Mann (Les Furies, 1950) vient éclairer Impitoyable d’Eastwood et que L’Enfer de la corruption (Force of evil, 1948) de Polonsky conduit droit au Parrain. En étudiant le fabuleux Détour (1946), Scorsese montre bien comment Edgar G. Ulmer a recours à une solution purement plastique (le flou) d’abord par manque de moyens mais parvient ainsi à saisir le marécage mental dans lequel se débat le personnage de Tom Neal. Et comment ce film a innervé tout le cinéma indépendant des années 70 et tout particulièrement le « road-movie ». Dans le cinéma américain, semble dire Scorsese, rien ne se perd, rien ne se crée, mais tout se transforme. Et il est rare et précieux que ce soit le produit lui-même le précipité qui se penche sur l’ensemble de ses propres composants chimiques.
Dans ce mouvement englobant, seuls les absents ont toujours tort. Scorsese ne pèche que par omission. Au chapitre des grands oubliés, on remarque deux genres à part entière : la comédie sophistiquée des années 30 et 40 et la science-fiction. Si Scorsese n’a visiblement jamais été fasciné par le second, un de ses plus beaux films (La Valse des pantins, 1982) semble au moins indirectement s’être nourri du premier. C’est là où l’autobiographie du spectateur vient concurrencer le souci d’exhaustivité du pédagogue. Né en 1942, Scorsese n’a pas connu en tant que premier consommateur l’âge d’or de la comédie américaine. Et il semble renoncer ici à la session de rattrapage. Du coup, le nom de Lubitsch n’est que rapidement cité. Mais Billy Wilder, son successeur désigné, n’est pas ignoré. Ce qui aurait été tout de même un comble si on se souvient du personnage de Joe Pesci dans Les Affranchis (1990), cousin italien et mafieux des héros nerveux et logomachiques de Wilder. Aux côtés d’Hitchcock, véritable angle mort de toute l’entreprise, sans cesse célébré mais comme en creux, Mankiewicz fait figure de puissance certes absente mais néanmoins tutélaire. Le grand théoricien de la voix-off et de la construction éclatée semble veiller sur la réussite de l’ensemble ; le cinéaste d’Eve et de Chaînes conjugales est l’ange invisible mais pourtant présent qui assure la complétude et le suivi de l’évocation. Il en est l’architecte secret.
Photo Stanley Kubrick Bison Archive
Un coffret 2 cassettes (Arte Vidéo), 199 f ; un livre (Cahiers du cinéma), 194 pages, 225 f.
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