Un spécialiste, documentaire d’Eyal Sivan et Rony Brauman sur le procès Eichmann, révèle l’image d’un bourreau ordinaire. Derrière la vitre épaisse d’une cage en verre, un corps sec dans un costume noir attend patiemment l’ouverture de son procès. Un casque sur les oreilles, le visage émacié, traversé de rictus bizarres, il essuie consciencieusement ses deux […]
Un spécialiste, documentaire d’Eyal Sivan et Rony Brauman sur le procès Eichmann, révèle l’image d’un bourreau ordinaire.
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Derrière la vitre épaisse d’une cage en verre, un corps sec dans un costume noir attend patiemment l’ouverture de son procès. Un casque sur les oreilles, le visage émacié, traversé de rictus bizarres, il essuie consciencieusement ses deux paires de lunettes, trie méticuleusement une liasse de documents qu’il feuillette au passage. Que fait ce gratte-papier souffreteux sur le banc des accusés ? Un réquisitoire virulent et définitif lancé avec emphase par le procureur général Gideon Hausner nous l’apprend : « L’homme qui est devant vous est le destructeur d’un peuple, l’ennemi du genre humain, un fauve qui ne mérite même plus d’être appelé homme… »
Ainsi s’ouvrait, le 11 avril 1961, le procès du lieutenant-colonel SS Adolf Eichmann, qui organisa de 1938 à 1945 l’expulsion puis la déportation massive des Juifs d’Europe mais aussi de Tsiganes, de Polonais et de Slovènes vers les camps de la mort. Enlevé à Buenos Aires un an auparavant par les agents du Mossad, l’homme affiche pourtant une mise singulièrement calme, une placidité docile qui tranche avec les véhémentes saillies du procureur. C’est sur cette vision paradoxale et sur l’idée glaçante que le mal échappe parfois à sa propre représentation, que s’élabore le documentaire d’Eyal Sivan et Rony Brauman : Un spécialiste. Réalisé à partir d’un fonds d’archives vidéo d’environ 350 heures, demeurées inédites pendant près de quarante ans, et dont ils ont tiré deux heures captivantes, le film révèle un être qui, par son maintien empesé et ses propos étriqués de bureaucrate scrupuleux, ressemble davantage à un bourreau ordinaire, obsédé par la discipline, l’obéissance et le travail bien fait. Un criminel de bureau en somme, récusant toute responsabilité décisionnelle, répétant mécaniquement « Je ne suis pas responsable, je n’ai fait qu’obéir aux ordres… » et dont le crime monstrueux serait le fruit de cette soumission aveugle et bornée.
Conçu comme une réflexion politique et métaphysique sur l’obéissance et la responsabilité, Un spécialiste revendique sans équivoque la référence aux thèses d’Hannah Arendt exposée dans Eichmann à Jérusalem, un recueil d’articles commentant le procès auquel elle avait assisté pour le compte du New Yorker. Abandonnant le concept de « mal radical » développé dans Les Origines du totalitarisme, au profit de celui de « banalité du mal », d’un mal sans « profondeur, ni dimension démoniaque », pouvant « ravager le monde entier précisément parce qu’il se propage à la façon d’un champignon », la philosophe y décrivait l’officier nazi comme « un spectre enrhumé sans rien d’anormal ni d’inquiétant », un tâcheron banal de l’appareil national-socialiste, dont l’obéissance servile tenait lieu de conscience.
Le choix des séquences et le montage du film n’étant jamais gratuits, Sivan et Brauman ont pris le parti heureux de ne montrer aucun témoignage de victime, aucune photo de charnier pour mieux se concentrer sur la figure d’Eichmann. « Nous avons parié sur la force de l’imaginaire et contre le rabâchage des images du malheur, expliquaient-ils dans un ouvrage (Eloge de la désobéissance, éditions Le Pommier) sorti en même temps que le film, il y a deux ans. Leur pouvoir dénonciateur est un credo que nous ne partageons pas. Exposer la souffrance, dit-on, ce serait commencer à la soulager, montrer le crime contre l’humanité, ce serait le combattre. Ces clichés euphorisants éludent la question de la responsabilité politique en substituant le spectacle du malheur à la réflexion sur le mal. Quand l’événement politique est réduit à un fait divers pathétique, la pitié paralyse la pensée, l’aspiration à la justice se dégrade en consolation humanitaire. Là réside la banalisation du mal. »
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