Suite à l’annonce du report du déconfinement des salles initialement prévu le 15 décembre, la profession fait savoir son extrême mécontentement, et passe à l’offensive.
“On éprouve tous un profond sentiment de révolte”, tonne Isabelle Gibbal-Hardy, directrice du cinéma parisien Le Grand Action (Paris) et vice-présidente de l’Association Française des Cinémas d’Art et d’Essai (AFCAE), qui regroupe près de 1 200 salles dans tout le pays. Pour elle comme pour tous les professionnels de l’exploitation et de la distribution que nous avons interrogés depuis jeudi 10 décembre au soir, l’annonce par Jean Castex d’un report de la réouverture des cinémas d’au moins trois semaines – la date du 7 janvier ne correspondant pas à une réouverture annoncée mais à une “clause de revoyure”, au moment de laquelle le gouvernement devra se prononcer à nouveau en fonction de l’évolution des statistiques sanitaires – est une infamie.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Alors qu’aucun cluster n’a été constaté entre la réouverture des salles le 22 juin dernier et le confinement du 30 octobre, la profession prend unanimement ce revers comme une injustice aux conséquences désastreuses. “On a vraiment l’impression d’être les dindons de la farce, parce qu’on a été bons élèves. Les cinémas ont été très scrupuleux, et ce sont eux qui paient à la fin. Quand on voit les foules dans les TGV, les Fnac, les magasins, les transports, on est très énervés. C’est le cynisme de l’essentiel et du non essentiel – il n’y a rien de moins engageant pour une société solidaire”, enrage Catherine Corsini, réalisatrice et membre de la Société des Réalisateurs de Films (SRF), qui s’est fendue d’un communiqué glacial à l’attention des pouvoirs publics : “Si on nous met à mort, nous voulons connaître l’accusation.”
“Commencer à compter les morts”
Les exploitants sont exsangues : Sophie Dulac, à la tête de cinq cinémas indépendants parisiens, sent que certaines salles ne vont pas se relever de ce nouveau report, privées de la période traditionnellement lucrative des fêtes de fin d’année : “On va commencer à compter les morts.” Elle redoute par ailleurs de manquer de films porteurs à la réouverture. “Wonder Woman ne sortira plus en salle, il va sortir en plateformes. Les distributeurs qui ont engagé des frais sur des sorties, parfois à plusieurs reprises, vont en avoir marre, et cesser de viser une sortie salles.” Car le cinéma d’auteur sent l’appel de plus en plus insistant des plateformes, “et je le comprends, parce que les distributeurs ont besoin de sortir des limbes de l’incertitude. Mais il y a un risque qu’on se retrouve avec des petits films peu attractifs comme ça a été le cas le 22 juin”.
Pour les distributeurs aussi, c’est le revers de trop. Manuel Chiche, à la tête de la société The Jokers qui voit deux de ses films privés de sortie, dont l’un pour la deuxième fois (La Nuée), tire la sonnette d’alarme : “Ça commence à être des inquiétudes sur la survie de l’entreprise. On arrive au bout de nos réserves de trésorerie. Plus personne ne peut dire ‘j’ai encore deux ans devant moi’.” Lui aussi a été sollicité par les plateformes, “pour l’instant on tient bon, et on est solidaire des exploitants. Mais ça devient difficile.”
>> A lire aussi : Pourquoi “Mank” de David Fincher est un film héréditairement sexiste
Un silence détestable
Ce que la profession ne pardonne surtout pas, c’est l’absence totale de dialogue dans laquelle ce nouveau report s’est décidé. “Il y a six mois, il y avait eu une concertation avec toute la branche”, se souvient Nathanaël Karmitz, directeur du groupe Mk2. “Là, rien du tout. On a tous appris ce qui se passait de la même manière, sur BFM, après une journée à faire le tri des rumeurs.” L’avant-veille de l’annonce, le président de la Fédération National des Cinémas Français, Richard Patry, expliquait encore qu’aucune remise en cause de la réouverture du 15 décembre n’avait encore été portée à sa connaissance. Manuel Chiche : “Ce silence est la plus détestable des méthodes, et il nous coûte de l’argent ! C’est un métier d’anticipation, on a besoin de savoir, même si c’est pour apprendre des mauvaises nouvelles.”
Karmitz encore : “C’est ce qu’il faut dire par-dessus tout : on nous enfume. Le gouvernement prétend aider la culture mais il ne le fait pas : Roselyne Bachelot nous parle ce matin de 7,5 milliards, c’est un faux chiffre, gonflé par l’enveloppe du chômage partiel ! La réalité est que les aides spécifiques ont représenté cette année environ 1% de mon chiffre d’affaires, ce qui est dérisoire sur une année où j’ai fermé cinq mois. On nous enfume sur les aides, on nous enfume dans les annonces, le gouvernement fait de la com’ et il est à mille bornes du terrain.”
Vers une mobilisation ?
Pour une profession ne pouvant plus se permettre de travailler à l’aveuglette sur des dates floues qui finissent immanquablement reportées, les énergies ne sont actuellement pas dans la réorganisation de l’agenda et le choix de nouvelles dates pour les films, mais dans la contre-attaque. Corsini explique qu’“il faut des stratégies offensives, il faut attaquer le gouvernement”. L’hypothèse d’une saisie du Conseil d’Etat est sur la table. Cette procédure permettant la saisie en urgence d’un juge lorsqu’on estime qu’une liberté fondamentale est bafouée par l’administration a été récemment plébiscitée par des secteurs frappés par les restrictions, comme les stations de ski (qui ont été déboutées de leur demande d’ouverture pour les fêtes) ou les lieux de culte (qui ont obtenu la modification de leur limite à 30 personnes, au profit d’une jauge en fonction de leur superficie).
“On ne sait pas encore comment et avec qui on va faire cette saisie, mais on la veut et on va la faire”, nous indique Isabelle Gibbal-Hardy au sortir d’une réunion d’urgence avec la présidence de l’AFCAE. Un recours juridique s’engage donc ; en même temps que des initiatives de protestations plus symboliques. A la SRF, on prépare des projections dans des églises, pour attirer l’attention sur l’injustice consistant à laisser ces dernières ouvertes quand on ferme les cinémas et les salles de spectacle : “Il n’y a pas de raison que Tartuffe contamine plus que Jésus-Christ !”
Pour d’autres, comme Laetitia Dosch qu’on aurait dû retrouver début janvier à l’affiche d’un nouveau film, Passion simple de Danielle Arbid adapté d’Annie Ernaux, il faut tenter de lever une mobilisation populaire : “L’opinion publique et la justice, c’est les deux ensemble qui marchent ! Il y a des gens qui dépriment chez eux toute la journée, ça leur ferait du bien de pouvoir se dire ‘ah je vais au cinéma deux heures, au théâtre deux heures’. Moi, je me serais fait une joie d’aller voir Mandibules. Il faut une campagne publique, pour expliquer qu’il n’y a pas de cluster dans les cinémas et les théâtres.” Sophie Dulac abonde : “J’attends un vrai coup de poing de la Fédération, et que les exploitants et distributeurs fassent le pied de grue devant le ministère de la Culture. Il faut se mobiliser concrètement, activement.”
En attendant de voir si effectivement, ça chauffera à ce point, règne surtout une atmosphère de grande panique et de détresse. A l’instar du cri de désespoir posté hier soir par l’acteur-réalisateur Nicolas Maury (“Vous êtes en train d’effondrer nos vitalités imaginaires. Je suis exténué par la barbarie molle de notre société”), privé une seconde fois de la sortie de son coup d’essai Garçon Chiffon, beaucoup des personnes contactées ont, après avoir raccroché, surenchéri par SMS (Danielle Arbid : “Ils nous enlèvent toute la poésie de nos vies.”). La peur, la colère, la douleur débordent.
>> A lire aussi : Godard et les machines, une histoire d’amour décortiquée dans un livre galvanisant
{"type":"Banniere-Basse"}