Les huit volets des Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, prolongées par l’élégant livre de Jacques Aumont, Amnésies, explorent miraculeusement la matière et la mémoire du cinéma. Un déluge de sons, d’images, d’idées et de mots. A savourer tout l’été sur Canal+.
Les cancres que nous étions (ou que nous aurions aimé être, je ne sais plus) se souviennent avoir utilisé les bienfaits saboteurs de l’encre sympathique, qui permettait lors d’interros salées de fournir l’illusion de se souvenir de formules mathématiques pas possibles et de batailles livrées sans nous. Une encre invisible que l’on faisait apparaître sans effort après de solubles et discrètes opérations.
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Pourquoi vous parler de cela, vieux comme Hérode ? Pour l’occasion, trop belle, d’un jeu de mots, d’un montage, d’une association d’idées, d’un glissement. Figurez-vous que Jacques Aumont (que l’on ne présente plus, sa pensée rigoureuse et curieuse règne depuis trente ans à l’Université, à la revue Cinémathèque et dans une dizaine de beaux livres théoriques) vient de publier chez POL un livre écrit « par sympathie » avec une grande oeuvre hors limite et par moments terminale en huit volets : les Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard.
Par sympathie, comme on dit de l’onde d’une vague qui vient troubler le calme plat d’un lac (le Leman ?) qu’elle agit par sympathie, par échos. Jacques Aumont vient donc de livrer un livre qui résonne, qui raisonne juste. Un livre qui s’acharne à prolonger en liberté les pistes multiples d’un film multipistes qui a pour projet, vous vous en souvenez, de réunir tout le cinéma. Il a intitulé son livre Amnésies, en le faisant immédiatement suivre d’un prudent sous-titre, Fictions du cinéma d’après Jean-Luc Godard. Amnésies, comme les défauts contre lesquels oeuvrait notre encre sympathique et discrète, amnésies comme les jeux entre le souvenir (le visible, même lointain) et l’oubli (l’invisible, là où l’on sèche), entre la page blanche et celle couverte d’encre, entre l’écran de la télévision (qui n’a pas de mémoire) et un plan de Godard (saturé d’écritures, de signes). Encore qu’il ne soit pas interdit de se demander qui ici est frappé d’amnésie. Nous autres devant l’horreur de la Shoah, épicentre du siècle que le Cinéma (ce grand musée du réel rossellino-bazinien) vient à rappeler ? Le cinéma qui chez Godard ne cesse de se refilmer à l’envi, peut-être pour se re-trouver ? Godard lui-même, cinéaste dispersé davantage que « confus », qui essaie de se souvenir de sa propre perte de mémoire ? Ou enfin amnésie de Jacques Aumont au moment de décrire cette entreprise babélienne, cette tour de films comme Leonard Cohen rêvait d’une tour de chansons.
On disait son sous-titre prudent, il est à la fois l’annonce d’une rêverie, d’une remontée des concepts et des intuitions soufflantes qui traversent ces Histoire(s), et l’aveu d’une impuissance théorique à vouloir se mesurer au déluge de sons et d’images, d’idées et de mots, qui consolident ces quatre heures trente de films. Pourtant, avec une liberté inouïe et une élégance poétique réelle, une érudition folle et une belle part d’affect personnel, Aumont explore le sens premier du geste godardien, réalise non pas une lecture de texte mais une plongée en texture, se fait l’écho de chaque piste : l’Art, l’enfance (de l’Art), le réel, Auschwitz, la critique, le mystère des oeuvres, le Musée, le jeu des mains, le visage des femmes, leur fatale beauté, et bien sûr le centre névralgique de tout cela, le montage. Tout ici est remonté.
Les films de Godard sont pour Jacques Aumont un point de départ, exactement comme les films étaient le point de départ du projet godardien. Tous les deux partagent d’ailleurs la même question. Répondre, après André Bazin, à cette éternelle interrogation : qu’est-ce que le cinéma ? Une réponse naît, après vision et lecture de leurs recherches : le cinéma, c’est l’encre de l’oubli, l’écriture des cancres et des amnésiques. Le cinéma ne dit pas la mémoire, il ne la transmet pas, tout au plus il la remplace… On lui délègue cette fonction au souvenir. Car finalement que dit Godard à travers cette entreprise de reconduire le cinéma à ses frontières les plus profondes (l’Histoire, l’écriture, la trace) ? Le cinéma n’a pas filmé les choses pour qu’elles soient vues et connues mais pour qu’elles reposent et soient plus facilement oubliées. Le cinéma est la garantie que l’on peut dormir en paix, continuer à faire comme si de rien n’était. Le cinéma, parce qu’il existe, parce qu’il fait ce travail de mémoire à notre place, nous offre l’amnésie, le soulagement de vivre, oublieux.
Et comme Godard n’aime pas cette bonne conscience du spectateur, il ne filme pas à perte de vue mais à perte de mémoire. Il filme la béance ou au contraire le trop-plein, non pour remplir les trous de mémoire des autres (ça, il le laisse à Resnais) ou pour les accuser de légèreté (le cinéma de gauche), mais pour rappeler juste que l’écran est une arme à double tranchant, que c’est compliqué, que ça demande beaucoup d’irrespect envers soi-même de faire ou de voir le cinéma. Que l’homme n’en sort pas toujours grandi. Et qu’il faut huit films pour le savoir. La main qui écrit, dit Godard, est la même que celle qui efface. Il y a des années de cela, Straub avait résumé cela d’un cri : « N’oublions pas l’oubli. » Il avait raison.
Vous pourrez, en tout cas, faire la double expérience de ces films (inoubliables, forcément inoubliables !) et de son exégèse libre sur papier pendant ces deux mois d’été, puisque Canal+ s’est enfin décidé à diffuser ces huit opus godardiens (réalisés pour la télé) qui sont pour beaucoup d’entre nous son chef-d’oeuvre (de cinéma). Pour ceux qui ne connaissent pas ce chantier (qui l’aura occupé dix ans), on leur dira juste qu’il s’agit en substance d’un montage (une collision ! un crash !) de milliers d’oeuvres. Oui, un sampling, un DJ set, un mix physique à deux magnétoscopes, une table de montage et une machine à écrire (digne d’un Jeff Mills !) qui font la part égale aux sons et aux images. Jacques Aumont a raison de souligner que l’une des grandes inventions de ces essais est de convoquer les films aussi par leur bande-son. Et, question musique, Godard vous apparaîtra sûrement moins effrayant quand vous aurez compris qu’il n’est pas un intellectuel mais un mélomane, quelqu’un qui écrit à l’oreille, même si celle-ci est plus sensible en apparence à Ornette Coleman (ruptures) ou John Coltrane (montées, sacrées montées…) qu’à la variété (bien qu’il montre ici aimer plus que tout la variétoche italienne la plus mélo).
Godard c’est le miracle de son projet réussit dans son collage à ressusciter les films qu’il cite, à ne pas les dévorer, à les sublimer. Car ce qui l’intéresse ici, avant son propre souvenir du cinéma, c’est d’atteindre à la chair même de ces films « qui l’ont regardé ». Il recherche le bégaiement, le tremblement, l’évidence d’un tremblement effectif de joie ou d’effroi devant ce qui, sous ses yeux et sous les nôtres ensuite, vient de se mettre en place, en branle. Et se consume (citons-le encore une fois : « L’art est comme l’incendie, il naît de ce qu’il brûle » ). Il y a, dans la présence physique et burlesque (le bégaiement, la casquette à visière, les cris, le cigare) de Godard à l’intérieur de ces huit films, un souvenir de Sade, qui rappelait que l’homme qui jouit ne veut rien qu’être, à ce moment-là et pour ce moment-là, le centre du monde, son despote, son démiurge. Une telle entreprise de jouissance (donc de perte) du cinéma ne pouvait se départir de cette présence physique.
Une dernière chose (inquiète). On dit, sûrement à raison, que cet été sera le dernier du siècle. Or, JLG est quelqu’un qui pense, sûrement à raison, que le cinéma est l’invention de ce siècle. Une invention qui pourrait disparaître avec lui, et que nous connaîtrons sans doute une éclipse du cinéma, cet astre d’or et de merde. Est-ce pour cela qu’il aura achevé et diffusé ces films à temps, comme pour nous dire en pleine nuit d’août : « Le siècle va s’éclipser… Au revoir cinéma » ?
Philippe Azoury
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