A travers les aventures d’un usurpateur médiocre, Jacques Audiard métaphorise le mythe gaullien de la France résistante. Représentation mentale de l’immédiat après-guerre, Un Héros très discret prend acte des ambiguïtés de l’époque.
Au-delà du débat sur la Résistance et la collaboration, autour du sens même à donner à ces deux termes, sur l’équilibre à trouver entre hagiographie et critique auquel donnera fatalement lieu le film de Jacques Audiard, il reste à savoir ce que son auteur entend par « un héros très discret ».
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Albert Dehousse est un adolescent plutôt en dessous de la moyenne, pas très intelligent, pas débile non plus. Albert Dehousse est simplement bête. Bête au sens où l’entendait Flaubert, c’est-à-dire embourbé dans un amas d’idées reçues, cherchant naïvement les réponses à ses questions dans le dictionnaire, persuadé que le Grand Larousse livre un reflet exact et pertinent du monde. Que se passe-t-il alors quand ce personnage long comme un échalas et les yeux sans cesse grands ouverts est confronté à la débâcle de 40, puis à l’Occupation, et enfin à la Libération ? Rien, strictement rien. Albert Dehousse, c’est Fabrice Del Dongo à la bataille de Waterloo : une ombre fureteuse qui regarde la lune et les étoiles alors que l’histoire se déroule sous ses yeux, à ses pieds. Pas lâche, encore moins héros, Albert Dehousse reste à l’écart du combat, sans doute parce qu’il est incapable d’en saisir les enjeux.
Dehousse est le croisement de Bouvard et Pécuchet et de madame Bovary, recopiant inlassablement à l’instar des deux premiers des romans pour mieux séduire les filles, rêvant inlassablement depuis sa campagne natale à une vie aventureuse où sa médiocrité ne viendrait plus mettre un frein brutal à ses rêves d’adolescent. Le miracle est qu’un personnage pareil arrive à s’en sortir en débarquant à Paris les mains dans les poches et soit capable de gravir les marches de l’échelle sociale les unes après les autres au lieu de végéter dans une cave.
L’époque joue en faveur de Dehousse et elle ne dure que quelques mois. Ces quelques mois juste après la Libération, lorsque, après avoir été défaite en 40, la France réussit, grâce à De Gaulle, le tour de passe-passe de s’asseoir à la table des vainqueurs. Très lucide devant ses prouesses et l’appui relatif de ceux qui suivent désormais la bannière de la France libre, De Gaulle avait déclaré à la Libération : « J’attendais les Français des églises, j’ai vu arriver les Français des synagogues. » Manière un peu cavalière d’affirmer qu’en 45, les héros étaient à vendre, et qu’il y avait à ce moment-là preneur pour cette denrée rare. A une réalité objective (une France défaite, dans sa majorité passive ou collaborationniste), De Gaulle a su substituer l’image mythique d’une France résistante et mettre entre parenthèses l’épisode de Vichy. Une des forces d’Un Héros très discret est justement de montrer pourquoi dans un contexte pareil, un type comme Dehousse travaillant sur son imposture avec la même rigueur qu’un savant atomiste, apprenant par cœur la carte du métro londonien, retenant le nom des membres de chaque réseau clandestin peut, par la simple force des livres et le seul jeu de la mémoire, se faire passer pour un authentique héros de la Résistance.
A partir de la mise en scène et d’un personnage peut-être imaginaire, un tartuffe trop idéal, entouré de témoins fictifs dissertant sur ce héros fictif, Jacques Audiard installe son film dans le faux. Même ancré rigoureusement dans l’année 45, Un Héros très discret donne l’impression d’être une fausse reconstruction, ou plutôt une reconstitution en abyme. Un faux film d’époque, un film palimpseste, dont il suffirait de gratter le vernis pour voir apparaître tout autre chose. Le film de Jacques Audiard a une valeur d’interprétation très forte. Celle d’une génération, à laquelle appartient le réalisateur, pour qui le sens des mots Résistance et collaboration s’est complexifié au fur et à mesure des ans, au point de contredire la signification qu’ils pouvaient posséder dans le dictionnaire et dans les manuels d’histoire. Personnage fasciné par la fiction, Dehousse tombe à pic dans une époque où le mot d’ordre semble être désormais de remplacer la réalité par la fiction. L’époque réclame un Don Quichotte. Un illuminé véhiculant une image magnifiée et fantasmée de la Résistance est à ce moment-là aussi indispensable qu’un vieillard amoureux de romans de chevalerie.
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