Inoubliable Black Mamba, aussi expressive avec son corps qu’avec son visage, Uma Thurman raconte les coulisses d’un rôle éprouvant mais libérateur.
Dans Even Cowgirls Get the Blues de Gus Van Sant, elle se distinguait par des pouces démesurés. Dans la suite d’un grand hôtel parisien, en cet après-midi de novembre, elle a les doigts normaux, mais ce sont cette fois ses jambes qui étonnent par leur immensité : deux lianes qui émergent du sofa d’en face, se déplient par-dessus la table basse et se terminent par des talons aiguilles venant flirter avec nos fiches de journaliste intimidé. Si l’on en juge par sa taille XXL, son allure princière, Uma Thurman est bel et bien digne d’incarner Black Mamba, la guerrière sans peur et sans reproche qui porte Kill Bill sur ses solides et gracieuses épaules.
Pourtant, avant ce tournage, la Thurman était tout sauf une spécialiste de chambara, de wu-xia-pan ou de cinéma d’action en général, elle avait à peine vu un Bruce Lee ou quelques Sergio Leone, comme tout spectateur de sa génération. C’est Quentin Tarantino qui lui a donné une formation accélérée en lui projetant une flopée de films d’arts martiaux. Alors, chère Uma, tous ces combats de kung-fu et de samouraïs ne sont-ils pas avant tout un truc de mecs ?
« Ça dépend. Dans certains de ces films, la qualité artistique est tellement élevée qu’ils s’adressent à tout le monde. Je pense par exemple à la trilogie de Sergio Leone. Une vision traditionnelle relègue la féminité aux questions liées à l’amour et à la famille, pas aux guerres et aux combats. Ce qui est intéressant avec Kill Bill, c’est qu’il s’agit d’un film de femmes, mais aussi un film d’hommes, parce qu’il met en scène des femmes fortes, qui ont du pouvoir, du courage… mais qui ne perdent pas leur féminité. Les femmes adorent voir ce film parce qu’il est très libérateur. Les hommes aussi, mais pour les grandes scènes d’action. »
Certes. Mais n’est-il pas dommage que, pour être égales aux hommes, les femmes les suivent sur leur terrain, celui de la brutalité et de la violence physique ? Ne vaudrait-il pas mieux que les hommes se féminisent ? « Dès le plus jeune âge, on enseigne aux filles qu’elles sont physiquement inférieures aux garçons. Ce message est intimidant. On apprend aux femmes à utiliser plutôt leur ruse que leur force… C’est vrai qu’une fille perdrait souvent si elle en venait aux mains avec un garçon. Certes, le monde se porterait mieux si on essayait de résoudre les conflits de façon non violente. N’empêche que, en tant que femme, être exposée à une situation où l’on est obligée d’aller au contact, où l’on doit résister physiquement, c’était un défi excitant. Quand j’ai frappé un cascadeur pour la première fois avec mon sabre, j’ai vraiment eu du mal à le faire, ça allait contre toute ma culture ! »
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On avait découvert Uma, Vénus sortant des ondes, dans Les Aventures du baron de Munchausen de Terry Gilliam. On s’est ensuite souvenu d’elle dans Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears, dans Even Cowgirls… de Van Sant, sans oublier Pulp Fiction, apparition déjà marquante chez Tarantino. Mais la Black Mamba de Kill Bill semble bien partie pour être son rôle majeur, celui où elle est seule en tête d’affiche, où elle a mis le plus son corps à l’épreuve. « Physiquement, rien à voir avec Les Liaisons dangereuses, par exemple. Il y a peu de dialogues dans Kill Bill, mon personnage est nu, épuré. Je ne pouvais pas m’appuyer sur les scènes traditionnelles qui servent à approfondir un rôle. Pour m’exprimer à travers les silences, je me suis inspirée de personnages masculins laconiques, comme Clint Eastwood dans les Sergio Leone, Mel Gibson dans les Mad Max… qui sont très silencieux mais emplis d’une riche vie intérieure. »
Avant de tourner, Uma s’est longuement entraînée avec le chorégraphe hong-kongais Yuen Wo-ping, grand maître du jeté de jambe, de l’esquive en saut périlleux, du tournoiement de lame… De quoi compléter la formation théorique dispensée par Tarantino et remuscler un corps éprouvé par un événement tout récent. « Quand j’ai commencé l’entraînement, je venais d’accoucher. J’étais encore un peu grosse, je pouponnais, mon système nerveux était grillé. Je me sentais comme un bébé. C’était comme s’il fallait que je réapprenne à me tenir debout, puis à marcher, à tenir un sabre, à le manier… Comme si l’on me rebranchait progressivement le système nerveux. Je suis devenue très humble, concentrée sur chaque petite étape, sur chaque nouveau mouvement, sur l’heure qui suivait et pas plus. Ce fut une grande leçon. Toute ma vie, j’ai couru avant de marcher, j’ai fait des claquettes avant de twister, j’ai toujours voulu griller les étapes. Avec Kill Bill, ça n’aurait pas marché : il fallait que je progresse étape par étape. C’est par cette modestie de l’apprentissage que j’ai pu tenir ce rôle. »
Uma s’affale encore un peu plus dans son canapé, ses escarpins tutoient mes genoux. Va-t-elle me planter un talon entre les deux yeux ? Dégainer son sabre pour abréger l’entretien ? Au fait, que pense-t-elle de sa copine Black Mamba ? « Je suis très différente d’elle, c’est évident ! Mais j’espère avoir des points communs, comme avec tout être humain. Un des points positifs du métier d’actrice, c’est l’empathie que l’on peut nouer avec les personnages. Dans la folie cartoonesque de Kill Bill, il y a une dimension profondément humaine. Black Mamba, on lui a pris son enfant. Moi, je viens d’avoir un enfant. Je ne connais pas l’expérience tragique du personnage, mais je peux l’imaginer. Au début du film, une fille voit sa mère tuée devant elle ; dans la partie animée, O-Ren Ishii voit ses parents assassinés. Le deuil familial et spirituel imprègne tout le film. »
Deux rôles majeurs d’Uma Thurman dans deux films marquants de Tarantino. Sont-ils en passe de constituer un couple mythique de cinéma, dans la lignée des Dietrich/von Sternberg, Karina/Godard ou Maggie Cheung/Wong Kar-wai ? Peu cinéphile, Uma préfère parler de leur relation au quotidien. « Nous avons en commun un karma très fort. Nous nous faisons beaucoup de bien mutuellement. C’est une alchimie très puissante, parfois stimulante, parfois épuisante. Nous nous amusons, mais nous avons aussi des disputes terribles. C’est un drôle de mélange ! Sur le plan de la cinéphilie, nous sommes très différents. Son savoir et sa perception du cinéma sont uniques. Moi, je suis plutôt du genre dîner entre amis. »
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