James Gray s’essaie à l’intimisme et au film de chambre sentimental.Magique.
Le ciel est d’un bleu nuit parfait, les réverbères d’un pont scintillent dans une lumière entre chien et loup, un homme arpente ce pont d’une démarche bizarre, va peut-être se jeter à l’eau… Sommes-nous à l’aube ? Au crépuscule ? Dans un rêve ? Un polar ? C’est la scène d’ouverture de Two Lovers : ce qui s’y passe est incertain. Ce qui est certain, c’est la beauté de la scène, son atmosphère semi-onirique, sa qualité de silence, de cadre et de lumière. On est bien dans un film de James Gray, un homme qui transforme en or sensoriel tout ce qu’il filme.
L’homme du pont est Leonard Kraditor – Joaquin Phoenix, à peine séché de La nuit nous appartient. Mais Leonard Kraditor ne ressemble pas à Bobby Green. Le flamboyant gérant de boîte de nuit est devenu ici un trentenaire étrange, mal à l’aise dans son corps, suicidaire. Mal remis d’une rupture amoureuse, Leonard est revenu vivre chez papa et maman. Un vieil ado, un personnage dont l’âge, la situation sentimentale et professionnelle, la présence au monde dysfonctionnent. Kraditor ressemble à un oiseau blessé, un albatros à terre, un handicapé de la vie qui porte ses stigmates jusque dans son corps, sa façon de parler, son comportement social.Deux filles vont lui redonner le désir de voler, de ressortir du nid, de guérir, de revivre. Sandra, fille d’amis de la famille, que ses parents lui présentent lors d’un dîner. Et Michelle, voisine fantasque rencontrée par hasard sur le palier. Michelle a une liaison incertaine avec un homme riche. Leonard s’entiche de cette apparition qui est la promesse d’une relation au mieux compliquée, au pire impossible. Sandra est libre, et elle est la fille de l’associé du père de Leonard dans le commerce de pressing où ce dernier travaille. C’est la promesse d’un mariage avec business-plan dans le trousseau. Leonard n’est pas seulement partagé entre une brune et une blonde, mais aussi entre une fille “dangereuse” et une fille raisonnable, entre une aventure brûlante mais risquée et une relation plus paisible mais plus tiède, entre un choix autonome résultant du hasard et un choix orienté par ses parents, entre une histoire brève et potentiellement douloureuse et une histoire au long cours plus routinière. Ces hésitations entre amour-passion et amour-raison sont un sujet d’époque, puisqu’on les retrouve au cœur des récents films de Woody Garrel et de Philippe Allen.
A travers le genre d’une tragicomédie romantique, James Gray déploie les obsessions qui traversent tous ses films et concernent le dilemme entre diverses fidélités conflictuelles. Pulsion ou raison ? Comment être fidèle à soi sans trahir ses proches, et vice versa ? Devenir un homme, est-ce s’inscrire dans la suite du roman familial, ou est-ce rompre avec la loi du père et écrire ses propres pages ? Est-on maître ou victime de son destin ?La perversion ou le coup de génie de James Gray, c’est d’avoir choisi une comédienne extrêmement séduisante pour incarner la fille sage. Vinessa Shaw est non seulement aussi désirable que Gwyneth Paltrow, mais ses supposés handicaps se retournent en sa faveur : la fille a priori effacée et ennuyeuse est une personne fine, discrète, attentive, qui se révèle au fur et à mesure. De sorte que s’instaure un suspense sentimental déchirant tout au long du film, où le spectateur, se prenant d’empathie pour chaque protagoniste du trio, craint que l’un ou l’autre souffre. Le film montre aussi comment le processus de séduction amoureuse transforme un être : Leonard évolue sans cesse, et le vieil enfant emprunté du début devient peu à peu un séducteur, Joaquin Phoenix passant ainsi d’un jeu de pure composition à un régime plus naturaliste. Quant à la mise en scène, elle est constamment inspirée, que ce soit pour capter l’énergie d’une danse dans une boîte, l’espace de liberté des toits d’immeubles new-yorkais, la prison-cocon dorée d’un appartement familial, ou la poésie du boardwalk de Brighton Beach. La vision de Gray semble autant hantée par les chansons des Drifters que par le cinéma, une série d’images subliminales de classiques venant habiter discrètement ce film se tenant souvent en un improbable carrefour magique entre Hitchcock, Kazan et Sirk. La nuit appartient à ce film à la sublime lumière crépusculaire.
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