Tournez Kazakhs ! Des confins de l’ex-URSS surgit le cinéma kazakh. Chef de file de cette fragile cinématographie d’Asie centrale, Darejan Omirbaev, dont on a déjà vu en France les superbes Kairat et Kardiogramma. Portrait d’un cinéaste laconique alors que sort son Tueur à gages. Rigueur des cadres, fermeté des plans, rareté des dialogues, personnage […]
Tournez Kazakhs ! Des confins de l’ex-URSS surgit le cinéma kazakh. Chef de file de cette fragile cinématographie d’Asie centrale, Darejan Omirbaev, dont on a déjà vu en France les superbes Kairat et Kardiogramma. Portrait d’un cinéaste laconique alors que sort son Tueur à gages.
Rigueur des cadres, fermeté des plans, rareté des dialogues, personnage central en double plus ou moins direct de l’auteur, intériorité… En quelques minutes et quelques principes esthétiques forts, on reconnaît la signature de Darejan Omirbaev. Troisième film du cinéaste kazakh distribué en France, grand prix Un Certain Regard au dernier Festival de Cannes, ce très épuré Tueur à gages déçoit presque, car il est seulement très beau, après les sublimes Kairat et Kardiogramma. C’est-à-dire qu’une déception venant d’Omirbaev vaut chef-d’oeuvre pour les trois quarts des cinéastes en activité sur la planète. Darejan Omirbaev a grandi dans une province semi-urbanisée du Kazakhstan, à l’époque où cet Etat faisait partie de la défunte URSS et où le cinéma constituait l’un des seuls moyens de distraction facilement accessibles au pays des Soviets : « A la télé, il y avait deux ou trois chaînes sur lesquelles on montrait surtout Brejnev, les journaux n’étaient pas intéressants et parlaient tous de la même chose, il n’y avait pas de bars ouverts la nuit… Au cinéma, il arrivait parfois que l’on voie des films des pays capitalistes. Les films populaires de notre enfance étaient des choses comme Tarzan, Fantomas… On continue de passer régulièrement Fantomas à la télé, ça a toujours du succès. »
Plus tard, Omirbaev monte à la capitale, Alma-Ata, pour faire des études de mathématiques. Au cours de cette période, il découvre que le cinéma peut être infiniment plus riche et bouleversant qu’une simple distraction du samedi soir. Il décide d’abandonner Thalès et Pythagore pour intégrer le VGIK, la fameuse école de cinéma de Moscou d’où sont sortis tous les cinéastes soviétiques. Si l’art du cinéma ne s’apprend pas nécessairement à l’école, le VGIK occupe une fonction essentielle dans la vie des cinéphiles russes : « C’était le seul endroit où l’on pouvait regarder de bons films. Mes études de cinéma, c’était avant tout voir des films. Mon professeur essentiel, c’était l’écran. C’est au VGIK que j’ai découvert Vigo, Godard, Bresson… Avant, je n’en avais jamais entendu parler. Aujourd’hui encore, leurs films ne sont toujours pas distribués en Russie. Godard était censuré, c’était un indésirable. Le VGIK était utile, ne serait-ce que pour découvrir des films. Et puis un peu de connaissance ne nuit jamais. »
A la fin de sa première année de VGIK, Omirbaev échoue à un examen et se retrouve transféré dans la section « critique », filière mineure. A la fin de son cursus, il devient donc journaliste et critique dans la revue New film. Sorti de la carrière de cinéaste par la porte du VGIK, il y revient par la fenêtre des studios Kazakhfilm qui lui offrent l’occasion de tourner quelques courts métrages puis, de fil en aiguille, Kairat, son premier long, formellement déjà très abouti. Mais comment se forge-t-on d’emblée un style ? « Je crois que nos goûts remontent à notre enfance. C’est comme l’oreille musicale : on l’a ou on ne l’a pas. Je suis convaincu que les goûts cinématographiques ont un fondement biologique. Le style d’un cinéaste doit être inconscient. Si on choisit un style consciemment, ce n’est pas bon. C’est après coup, en analysant les choses, qu’on devient conscient d’un style et de choix esthétiques. J’ai vu récemment un film de Kiarostami : dans une scène, un conducteur parle à son fils installé à l’arrière de la voiture. Le père et le fils sont tous les deux filmés de face. Moi, je n’aurais jamais filmé comme ça. Soit j’aurais filmé uniquement la nuque du conducteur, soit je l’aurais cadré par le rétroviseur en tout cas, de l’intérieur de la voiture. Je n’aurais jamais sorti la caméra de la voiture pour filmer de l’extérieur. Si on y pense bien, quelle différence ? Mais cette petite différence, c’est ce qui finit par constituer le style particulier d’un cinéaste. »
Le « style particulier » d’Omirbaev se déploie quasiment à chaque instant de Tueur à gages. Le film raconte les mésaventures de Marat, chauffeur de son état, qui percute un jour par mégarde la Mercedes d’un nouveau riche. C’est le début d’un engrenage fatal. N’ayant ni assurance ni argent pour payer les réparations, Marat est contraint d’emprunter la somme à la mafia, avec un taux prohibitif. Ne pouvant faire face aux créances, il devient tueur à gages pour rembourser sa dette. Le contexte « gangsters », la précarité des moyens de tournage, la durée brève du film, tout cela évoque les séries B américaines des années 40 et 50. Tueur à gages est un film noir façon slave, où les scènes d’action sont totalement épurées, réduites à quelques éclats elliptiques, à leur minimum informatif (un coup de feu, une tache de sang suffisent à montrer que Marat est confronté à la violence mafieuse), tout l’espace du film étant occupé par l’intériorité de son héros, personnage qui descend aux enfers en silence.
Derrière ce polar existentiel, impossible de ne pas lire dans le destin noirâtre de Marat une parabole sur la situation globale du Kazakhstan et des pays ex-membres de l’URSS, même si Omirbaev s’en défend : « Le contenu d’un film est pour moi un simple prétexte pour faire du cinéma. Certains spectateurs ne voient que le contenu. Le contenu, c’est comme le livret d’opéra : ce qui est important, ce n’est pas le livret, c’est la musique. Mais c’est très difficile de réussir un vrai travail cinématographique sur toute la durée d’un film. Dans chaque film que l’on réalise, il y a deux ou trois scènes dont on est pleinement satisfait… et pour le reste, il faut se remettre au travail. »
Pourtant, Tueur à gages s’ouvre sur le discours très « fin du monde » d’un éminent professeur. Le film semble indiquer que la mafia a pris le pouvoir au Kazakhstan, et si le style stoïque et (re)tenu d’Omirbaev est à mille lieues du foisonnement bordélique de cinéastes du chaos comme Guerman ou Pintilié, Tueur à gages montre quand même des appartements glauques d’Alma-Ata, des familles étranglées par les difficultés, un monde vitrifié dans la grisaille et le pessimisme (on pense aussi à Kaurismäki, l’humour en moins) : « Je me pose la question « Ai-je trop noirci le trait en filmant mon pays ? » J’ai rencontré récemment des gens d’Erevan ; ils m’ont dit qu’il n’y a plus d’arbres à Erevan. Pourquoi ? Parce que les gens se chauffent avec, il n’y a plus de chauffage central. Malgré tout, il ne faut pas généraliser les souffrances. La réalité résumée, c’est que dans une maison, il y a une noce, à côté il y a un cinéma où on passe un film, et dans une troisième maison, on meurt de faim. Je veux dire par là que si mon film montre quelqu’un qui casse sa voiture, ça ne veut pas dire que tout le monde au Kazakhstan casse sa voiture et devient un criminel. Si vous voulez une représentation générale de la situation au Kazakhstan, il faut voir beaucoup de films différents. »
Le problème, c’est que les films kazakhs, on n’en voit pas des masses, et que si la société kazakh n’est pas au mieux, on peut imaginer ce qu’il en est de son cinéma : « Tourner des films est toujours difficile. Avant, le gouvernement kazakh finançait le cinéma. C’est terminé depuis cette année, à cause des difficultés économiques liées à la baisse du prix du pétrole. Il faut chercher des financements extérieurs. C’est pour ça que les Français m’ont aidé à financer Tueur à gages. D’ailleurs, mes films ne sont vus qu’en France, et dans les festivals. On ne les voit pas dans les pays de l’ex-URSS. Les salles ferment, il n’y a quasiment pas de distribution vidéo, et les gens ont d’autres chats à fouetter que le cinéma. Les choses changent tellement vite que le Kazakh moyen n’a pas deux heures à perdre dans un cinéma. Pendant les deux heures où il est assis au cinéma, la vie continue, avance à vive allure. Je compare mon état de cinéaste à celui de savant. Le savant qui doit résoudre un problème ne se préoccupe pas de savoir si cela va servir à quelqu’un ou pas : il s’occupe de trouver la solution. Moi aussi, c’est ce qui me fait avancer, même si le seul spectateur de mes films est ma femme ! Plus sérieusement, j’ai un petit public, qui n’a évidemment rien à voir avec celui de Titanic. Mais des films comme Titanic sont aussi utiles, ils font bouger l’ensemble du cinéma. On a autant besoin de Godard que d’Hollywood : prenez n’importe quel processus, s’il ne bouge pas, il s’éteint. »
Ces dernières remarques indiquent le degré d’intelligence, d’ouverture d’esprit et de dignité d’Omirbaev : alors que sa situation pourrait légitimement l’y pousser, le cinéaste refuse de camper sur une position misérabiliste ou caricaturalement auteuriste. Dans le même ordre d’idées, ce n’est pas au nom d’un humanisme culturel ou d’on ne sait quel devoir de protéger les cinématographies du tiers-monde qu’il faut aller voir Tueur à gages (ainsi que Kairat et Kardiogramma), mais tout bonnement parce que ce sont des films splendides.
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