Etude comportementaliste en surface, comédie et film fantastique en sous-sol, Et là-bas, quelle heure est-il ? ausculte la solitude urbaine et imagine des correspondances ténues par-delà les fuseaux horaires. Rencontre avec son auteur, Tsai Ming-liang, grand cinéaste du burlesque au ralenti et orfèvre du plan-séquence.
Découvert en France en 1995 avec Vive l’amour ! (titre hautement ironique), Tsai Ming-liang s’est tout de suite imposé comme un remarquable cinéaste de l’aliénation urbaine contemporaine, un observateur méticuleux du corps, et notamment du rapport entre un corps et un espace réduit.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Pratiquant un cinéma quasi muet, fondé sur la maîtrise du plan-séquence, la maturation des durées, une observation comportementaliste des êtres et des situations à rebours de toute psychologie, inventant un territoire paradoxal à mi-chemin d’Antonioni et de Tati, Tsai Ming-liang n’a fait que confirmer son excellence avec ses films suivants, La Rivière et The Hole, sans oublier son tout premier film, Les Rebelles du dieu néon (sorti tardivement chez nous), manifeste de la jeunesse taiwanaise aliénée, et peut-être son chef-d’ uvre.
Du moins jusqu’à Et là-bas, quelle heure est-il ?, nouvelle splendeur qui commence par un pur bloc de présence physique s’inscrivant dans le marbre du plan : le corps massif, silencieux et hiératique de Miao Tien, immuable figure paternelle, reconduite de film en film, emplissant l’appartement de Taipei, camp de base du cinéma de Tsai Ming-liang.
Michel Piccoli rentre à la maison, Miao Tien s’y tient fermement campé, et pourtant, dans un cas comme dans l’autre, c’est bien de disparition conjurée par une foi intacte dans le cinéma, vecteur de renaissance perpétuelle qu’il s’agit. Dans la seconde séquence, ce corps est en cendres, enfermé dans une urne funéraire.
Pour Tsai, l’heure est au travail de deuil et plus précisément à son achèvement heureux, près de dix ans après la mort du père biologique, survenue au moment où le cinéaste réalisait Les Rebelles du dieu néon, son premier long métrage. A contre-courant de la dépression radicale qui irriguait La Rivière, Et là-bas, quelle heure est-il ?, dont la composition reste absolument fidèle à la matrice formelle élaborée dès ses débuts par Tsai, est le film le plus rayonnant de son auteur, celui avec lequel il s’autorise le plus largement à ouvrir le spectre spatio-temporel et le champ des possibles, jusqu’à une esquisse de félicité.
« Là-bas », c’est évidemment l’au-delà, le ventre de la baleine (ou celui d’un gros poisson blanc) d’où le père est à terme appelé à revenir. C’est aussi, plus prosaïquement, Paris, où une jeune femme, Shiang-chyi, est partie passer des vacances. Hsiao-kang, le héros orphelin, l’a croisée à Taipei et lui a vendu une montre qui indique l’heure des deux capitales. En échange, elle lui a offert un gâteau, périssable, et son image, évanescente mais qu’il voudrait indélébile.
Dès lors, pour l’accompagner et abolir la séparation entre deux continents, ou entre deux plans, il se met en tête de dérégler toutes les horloges de la ville, de déplacer Taiwan sur le fuseau français. Hsiao-kang sait-il que cet exercice, qui requiert des dons acrobatiques certains, l’amène à adopter la posture d’Harold Lloyd dans Monte là-dessus et à projeter plus en avant l’univers de Tsai vers le burlesque américain ? Toujours est-il que c’est essentiellement en s’en remettant au cinéma qu’il influe sur les rencontres et le comportement de la jeune fille, et qu’il parvient à la diriger. Sa mère, pour rappeler à elle l’esprit de son défunt mari, ne s’y prend pas autrement : elle calfeutre son appartement, jusqu’à le transformer en camera obscura ou en Chambre verte truffaldienne. Car Truffaut, cinéaste d’élection voire père spirituel de Tsai, est l’autre revenant du film, et le jeune Doinel son nocher. Visionnant avec fascination une cassette des 400 coups, Hsiao-kang en vient à calquer certaines de ses attitudes sur celles de Léaud enfant, comme par exemple descendre une bouteille de vin rouge avec la même célérité que son modèle s’abreuvant de lait volé sur le trottoir.
Résultat, dans le plan suivant, c’est Shiang-chy, malade, qui vomit, comme si l’alcool ingéré à Taipei (ou le lait à Paris) était passé dans son organisme. On se souvient des crues récurrentes qui traversent le cinéma de Tsai. Si les flux liquides se voient ici partiellement endigués (pas de pluies torrentielles, de canalisations qui pètent, ni même de fleuve), si les plans-séquences s’honorent toujours d’une majesté compacte, la porosité a pris le pouvoir, et entre les plans affluent les passerelles. En une ronde de correspondances circulent objets, affects, croyances, rites, images et icônes. Une mimique de Doinel sur un écran taiwanais précipite l’apparition de Léaud (le vrai) au cimetière Montparnasse ; le père retrouvé arbore le parapluie d’Harold Lloyd à l’abri de la grande roue des Tuileries, cette horloge sans aiguilles. Désormais ordonnateur d’une nouvelle théorie du chaos positif et gardien des esprits, Tsai Ming-liang inaugurerait-il un nouveau cycle ? Illusionniste, il croit avant tout en la magie du cinéma. Celle-ci le lui rend bien.
*
Tsai Ming-liang : Le point de départ du film, c’est le décès du père de Lee Kang-sheng. Nous sommes des amis très proches, et lorsque j’ai appris cette nouvelle, j’ai eu l’idée d’un film sur la mort. On était en train de tourner The Hole au moment où s’est produit ce fait, et nous nous sommes retrouvés dans une situation embarrassante. Le deuil a été un sentiment enfoui au fond de nous. Lee Kang-sheng est déjà naturellement mélancolique : là, il éprouvait une tristesse profonde. En même temps, c’est une tristesse qu’il a du mal à exprimer, à extérioriser. Ça me rappelle une situation que j’ai vécue moi-même, le décès de mon propre père.
C’est la première fois que vous quittez (en partie) Taipei dans un de vos films. Pourquoi, et pourquoi Paris ?
Depuis plusieurs années, je ne cesse de voyager dans différents pays et différentes villes, je participe à des festivals ou j’accompagne mes films. Je me suis retrouvé dans une situation d’errance, dans toutes ces villes inconnues de moi, et où je reste très étranger dans la mesure où je n’y séjourne que quelques jours. Paris est un peu une exception dans ce sentiment d’errance très fort, parce que j’y ai séjourné plus souvent et plus longtemps. J’éprouve des sentiments ambivalents pour Paris : à la fois, j’y suis attaché, car hormis Taipei, c’est la ville dont je suis le plus familier, mais en même temps, j’y suis complètement étranger en raison de la langue et de la culture. Le Paris que je connais le mieux est celui des 400 coups, que j’ai évidemment beaucoup apprécié, que j’ai vu et revu de nombreuses fois. Ce Paris-là est celui qui m’est le plus proche. En préparant ce film, je pensais commencer par un générique touristique, avec vues de la tour Eiffel. Mais petit à petit, en essayant de retrouver ce qui représentait le mieux Paris pour moi, je me suis aperçu que c’était le visage de Jean-Pierre Léaud à 14 ans.
Le Paris de votre film n’est pas du tout touristique ou mythique, il procède d’une vision solitaire, inquiétante, paranoïaque.
Ça reflète en effet mon sentiment de solitude lors de certains séjours. Par exemple en juillet 98, en plein Mondial de foot, je séjournais pas loin de l’Hôtel de Ville. Là, malgré l’ambiance festive, je me sentais vraiment appartenir à un autre monde, je me sentais particulièrement seul dans un Paris totalement inédit pour moi. Ce Paris-là, j’ai senti que je ne pourrais jamais y pénétrer.
Lee Kang-sheng représente-t-il pour vous un peu ce que Léaud représentait pour Truffaut : l’invention d’un acteur-personnage qui grandit de film en film ?
En effet, on peut penser qu’il y a une similitude dans le fait d’utiliser un acteur fétiche dans différents films. Mais la réalité plus profonde est différente. Le travail de Truffaut avec Léaud est très différent de ce que je fais avec Lee. Truffaut envisageait Léaud comme une projection de lui-même. Léaud incarne vraiment Truffaut dans leurs films. Alors que mon travail avec Lee procède plutôt d’une observation : observation d’un acteur et d’un personnage qui évolue dans diverses situations.
Une autre différence réside peut-être dans la relation filiale qui existait entre Truffaut et Léaud, alors que chez vous, c’est plutôt d’ordre amical ou fraternel.
En fait, Lee ressemble à mon père ! Je trouve qu’il a des attitudes, des expressions qui me rappellent beaucoup mon père. Le fait qu’il soit très silencieux, très introverti, son côté indécrottablement mélancolique… Mon père était quelqu’un que je connaissais très peu, il exprimait rarement ses sentiments, son point de vue, il était très distant, y compris avec sa famille, et en même temps, il dégageait un sentiment puissant de mélancolie. On sentait qu’il y avait un lourd passé derrière lui, un passé insaisissable pour nous. Pour toutes ces raisons, je retrouve un peu de mon père en Lee.
Cela se sent dans le personnage du film, très introverti, qui semble enfouir ses sentiments suite au décès du père. On devine sa souffrance plutôt qu’on ne la voit.
C’est exactement ce qui s’est produit quand Lee a perdu son père. Il a très peu exprimé son chagrin, c’est resté très intériorisé. Dans le film, il laisse seulement couler quelques larmes, la nuit. Il a des difficultés à exprimer le vide qui règne à l’intérieur de soi.
La vision des croyances religieuses de la mère est beaucoup plus ironique que grave. Considérez-vous aussi ce film comme une comédie, malgré son sujet ?
Au départ, je pensais faire un film beaucoup plus comique que ça. Mais je n’ai pas pu le faire à fond car ma tendance m’incline à réaliser des films à base de réel, de naturel. Je pense que dans la réalité se niche toujours une part d’absurdité. Sur le papier, j’avais écrit plus de scènes comiques. Mais une fois sur le tournage, j’étais plus absorbé par l’atmosphère du film : la mort, le deuil, etc. Petit à petit, les choses ont pris une autre tournure, moins comique, même si cet aspect demeure. Je me suis laissé prendre par le film et il ne faut pas lutter contre ça.
La séquence de la grande horloge publique évoque un film célèbre d’Harold Lloyd. Vous pratiquez une sorte de burlesque au ralenti.
J’ai toujours trouvé en Lee un côté Buster Keaton. En préparant le film, j’avais conçu son personnage en ce sens. Et comme le film était aussi sur le temps, j’ai évidemment pensé à cette scène fameuse d’Harold Lloyd où celui-ci est suspendu aux aiguilles d’une horloge. Il a fallu que je fasse très attention au personnage, il aurait pu facilement devenir un héros ou un anti-héros burlesque. Mais en réalité, ce n’est pas ce que je cherchais. Hsiao-kang ne cesse de tourner les aiguilles des montres et horloges parce que c’est une obsession maladive. Je voulais filmer un être malade plutôt qu’un héros. C’est pour cette raison que j’ai souvent opté pour des plans larges. Je voulais montrer la relation entre ce personnage et cette ville, l’ambiguïté maladive d’un être touché par le deuil et plongé dans le magma urbain.
Dans tous vos films, vous observez minutieusement des corps et des espaces. Votre cinéma est un art de la relation corps-lieux-gestes par opposition à un cinéma de dialogues et de psychologie.
En effet, j’essaie de travailler dans l’objectivité, parce que les personnages que je « crée », je ne les connais en fait pas vraiment. Au départ, mes personnages sont des esquisses, et le film consiste à plonger ces esquisses dans certaines situations pour voir comment elles vont réagir. En tant qu’artiste, cinéaste, on n’est pas vraiment des dieux ni des « créateurs », on est simplement des observateurs. C’est pourquoi je garde toujours une sorte de distance objective par rapport à mes personnages.
Vous avez adopté comme figure de style dominante le long plan-séquence fixe. Pourquoi ce choix ?
Au début du tournage, on a commencé par un long panoramique dans la gare de Taipei. Mais en réfléchissant, en me disant que c’était un film sur la mort, j’ai pensé qu’il fallait observer silencieusement ce que chacun peut faire dans de telles circonstances, comment chacun réagit dans le deuil. J’ai donc demandé à Benoît Delhomme, le directeur de la photo, de ne plus bouger la caméra, de s’en tenir à observer silencieusement la mort et le deuil.
Mais vous avez recours à ces principes de filmage et de découpage dans tous vos films. Est-ce aussi une façon de contrer l’esthétique dominante à base de caméras virevoltantes, de montage haché et d’effets spéciaux ?
Au récent Festival de Toronto, des personnes du public m’ont demandé si je filmais ainsi par manque d’argent ! Plus sérieusement, je suis issu du milieu du théâtre, et au théâtre, le rapport entre le public et la représentation est frontal, il n’y a pas plusieurs angles de vue ou d’attaque. Par ailleurs, j’apprécie beaucoup le temps réel, qui est ensuite transformé en temps filmique. Donc, par goût de la frontalité et du temps réel, je privilégie logiquement les longs plans-séquences fixes. Je crois aussi que pour impliquer le public, le plan-séquence est un bon moyen de lui laisser plus d’espace et de temps de réflexion ; le spectateur peut intervenir dans le film en fonction de sa propre expérience. Le plan-séquence permet aussi d’être plus proche du réel. Par exemple, lorsque Shiang-chyi se trouve devant la fontaine aux Tuileries, tout d’un coup, un pigeon entre dans le cadre : c’est grâce au plan-séquence. Même chose dans la séquence où le poisson finit par gober le cafard. Dès qu’on est dans la durée du plan-séquence, on saisit mieux la matière du réel. Quand on tourne un film, c’est forcément une fiction. Pour contrebalancer cette nature fictionnelle, je cherche à lester le film d’un minimum de réalité.
Le film montre des liens invisibles, presque télépathiques. Est-ce une licence poétique ou une croyance profonde ?
Je crois que les relations entre les êtres ne procèdent pas uniquement de communication concrète et de conversations. Il y a quelque chose au-delà, quelque chose d’insaisissable, d’invisible. Peut-être est-ce de la télépathie, peut-être autre chose ? Dans le film, je sous-entends qu’il peut y avoir un début de relation entre Kang et Shiang, alors qu’en réalité elle lui a juste acheté une montre, puis ils ne se sont jamais plus revus. Mais il y a quand même entre eux un lien ténu, indéfinissable, insaisissable, qui fait qu’une histoire est quand même possible entre eux, peut-être après le voyage de Shiang à Paris. Il y a les rapports réels, tangibles entre les êtres, et puis un niveau plus surréel, plus impalpable, mais qui existe et qui dépasse ce qui est exprimé et explicite. Par exemple, je me promenais une fois dans Paris avec un ami, et on a commencé à parler de Truffaut. On marchait vers Montmartre et on est passés devant l’immeuble où il avait habité dans sa jeunesse. C’était une pure coïncidence. Ça m’a fait réfléchir et j’ai trouvé qu’il y avait dans ce hasard quelque chose de surnaturel.
*
Et là-bas, quelle heure est-il ? de Tsai Ming-liang, avec Lee Kang-sheng, Chen Shiang-chyi, Lu Yi-ching.
{"type":"Banniere-Basse"}