En compagnie de Yousry Nasrallah, le réalisateur d’ »Après la bataille », retour sur les lieux emblématiques d’une révolution toujours en marche.
Il est 4 heures du matin et pourtant un choc thermique nous saisit à peine sortis de l’aéroport climatisé. L’air du Caire est moite, la chaleur étouffante et la nuit s’avère avare en fraîcheur réparatrice. Malgré l’horaire indu, Yousry Nasrallah nous attend pour nous accompagner trois jours durant auprès de certains de ces artistes, intellectuels ou jeunes militants qui ont occupé deux semaines et demie, durant l’hiver 2011, la place Tahrir jusqu’à faire sombrer trente ans de dictature Moubarak.
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« Vous avez vu The Dark Knight Rises ? Ça vous a plu ? C’est vraiment facho, vous ne trouvez pas ? »
Le dernier Batman de Christopher Nolan le préoccupe et, durant tout le séjour, il n’aura de cesse de revenir sur le sujet : « Moi, je suis contemporain d’une génération qui, aux États-Unis, est celle de Woodstock ou, en France, celle de Mai 68. La soumission à une autorité m’a toujours paru quelque chose de problématique et sa contestation quelque chose de désirable. Je suis sidéré face à The Dark Knight Rises de voir à quel point on est sorti de ça. Le film est vraiment très contemporain en cela. Il esthétise, érotise même, la répression. Tout le récit est une énorme et complexe machine qui invalide toute alternative. Il n’y a aucune autre solution que de lâcher les milices, le film est une injonction à l’ordre. »
La répression, c’est aussi le sujet du film de Yousry Nasrallah présenté au dernier Festival de Cannes, Après la bataille. Le film se déroule au lendemain de la révolution. On y suit les trajectoires croisées d’une jeune journaliste démocrate, issue de la bourgeoisie cultivée et progressiste, et d’un homme illettré, guide d’excursions à cheval sur le site des pyramides qui, enrôlé par les forces de l’ordre, fera partie de ces nombreux cavaliers qui ont aidé la police à réprimer les manifestants. Aujourd’hui, il passe pour un traître. Mais la jeune femme essaie de comprendre le faisceau de raisons qui lui ont fait embrasser sans y croire cette cause.
Nasrallah a pleinement épousé les revendications de la révolution et manifesté sur la place Tahrir, mais son film fait aussi entendre la voix de ceux qui, de l’autre côté, ont prêté main-forte à un régime qui pourtant est toujours allé contre leur intérêt. Le désir irrationnel d’ordre qu’exalte à ses yeux le Batman de Nolan, Nasrallah le déconstruit dans son film. Qu’a de rassurant un ordre qui nous maintient de toute façon du côté des dominés ?
« C’est une question complexe car ce désir d’ordre est un sentiment très partagé. Pour Après la bataille, je me suis rendu un jour à une manifestation pour tourner (le film comporte de nombreux plans documentaires sur les manifs – ndlr). Un jeune homme m’a accosté abruptement. Il faisait partie du service d’ordre de la manif et m’a demandé si j’avais les autorisations ! Alors que, quand même, il était en train de manifester contre le ministère de l’Intérieur ! (rires) Je lui ai dit : ‘Mais de quoi tu me parles ? Et toi ? t’as les autorisations pour occuper la place Tahrir ?’ Heureusement, il a tout de suite vu le caractère saugrenu de sa requête et a ri avec moi. Mais quand même… On peut contester un ordre et en reproduire le procédé de façon automatique, sans même y réfléchir. C’est le grand danger qui suit toutes les révolutions. Au fond, chacun peut devenir très vite un flic pour l’autre. »
vendredi 31 août, une manifestation dans la nuit
Le soir, on rencontre des amis de Yousry, tous aux avant-postes de la contestation du nouveau régime. Azzedine Cholry Fechir est romancier, il est très impliqué dans al-Dostour, le nouveau parti créé par Mohamad el-Baradei (ex-directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique, il a reçu le prix Nobel de la paix en 2005), auquel s’apprête à adhérer également Yousry Nasrallah. Pour lui, le temps n’est plus aux manifs mais à l’organisation d’une opposition politique.
À ses yeux, la tâche du parti d’el-Baradei sera de « rééquilibrer le rapport entre l’État et la société. Ici, l’État a gonflé jusqu’à confisquer aux citoyens la possibilité d’agir. Sa priorité désormais doit être de retourner le pouvoir vers la société. Le régime actuel ne fait que reproduire les traits de l’ancien régime. Il a simplement remplacé les gens ».
Réalisatrice et productrice de documentaires, pionnière d’un cinéma indépendant réalisé avec des fonds européens, contournant les balises de la censure, Hala Galal est plus virulente encore. Lorsqu’elle utilise le mot « révolution » pour évoquer les événements de l’hiver dernier, elle prend soin de mimer des guillemets avec les doigts. « Oui, c’est vrai, je prends cette précaution, parce que pour moi la ‘révolution’ n’est pas encore accomplie, elle est toujours en germe. » Hala se souvient du soir du 25 janvier 2011, elle prenait un verre avec des amis lorsqu’on lui a appris que des gens se rassemblaient place Tahrir :
« Nous y sommes allés mais nous ne pensions pas qu’il pouvait se produire quelque chose de comparable à la Tunisie. Pour nous, c’était juste une manif. Pourtant, alors que j’ai été battue par la police, blessée, et que des policiers déguisés en civil – pour que la police ne soit pas incriminée si des images étaient faites – ont déchiré mes vêtements, je suis revenue le lendemain. »
Lors de ce soulèvement, Hala Galal a vécu une tragédie. Sa jeune soeur a été violemment frappée et les ambulances ont refusé de la prendre en charge car elles étaient réquisitionnées par la police. La jeune femme est restée plusieurs heures dans la rue. Elle a perdu la vie. « Dès lors, je me suis dit qu’il ne fallait plus lâcher. Je reviendrai sur cette place jusqu’à ce que le système qui corrompt ainsi les gens, qui rend possible qu’un médecin laisse un civil mourir dans la rue, tombe. » Le système est tombé, mais le pays s’est installé dans un nouveau fonctionnement autoritaire. « Mais je n’ai pas peur. La situation n’est pas meilleure, mais elle est plus claire. Des gens qui pensaient que le système dans son ensemble devait changer se sont rencontrés. Je pense profondément que les Frères musulmans ont été partenaires de l’armée pour tuer la révolution. Mais ce qui s’est levé ces jours-là ne peut pas tomber. »
samedi 1er septembre, les pyramides confisquées
Direction les pyramides. Yousry Nasrallah, accompagné du beau Bassem Samra, l’acteur principal d’Après la bataille, nous conduit sur le site où a été tourné une partie du film. Sur le côté des trois pyramides de Gizeh et de leur sphinx, se trouve un hameau où vivent les guides d’excursions à cheval dont Nasrallah s’est inspiré pour Après la bataille. L’économie du village a longtemps été régulée par ces flux de touristes qui, après avoir visité les grandes bâtisses somptuaires, se déversaient dans ce village pour alimenter ses petits commerces. Mais, au début des années 2000, l’État a choisi de couper cette population des touristes.
Un mur de béton (et de grillage par endroits) entoure maintenant tout le plateau des pyramides et le transforme en un luna park carcéral émaillé de caméras de surveillance. Le motif invoqué pour cette cloison sécuritaire austère est de prévenir les pillages archéologiques. Mais il confisque surtout aux habitants les revenus que génère le tourisme puisque plus aucun visiteur ne contourne le mur pour baguenauder dans le village. L’arrière-pensée est bien sûr de paupériser cette population, afin de “nettoyer” les lieux et, à terme, de raser le village.
Tamer est un jeune homme né ici. Il vit avec sa famille et promène des touristes avec son cheval depuis l’âge de 9 ans. Il apparaît dans Après la bataille et fait partie de ceux qui ont nourri et enrichi le personnage de cavalier enrôlé par la police interprété par Bassem Samra. Lui pourtant s’est rendu à Tahrir pendant la révolution, mais il avait pris place du côté des manifestants. Il se souvient avec nostalgie des années d’avant le mur, quand le travail ne manquait pas. Avec Yousry et Bassem, nous décidons de ne pas pénétrer dans le “camp” des touristes, mais de le contourner pour observer les pyramides du point de vue qu’en ont beaucoup d’Égyptiens : ici une pointe qui dépasse le mur, là trois petits cônes posés sur le sable loin derrière un grillage de plusieurs mètres.
“Au cinéma, je n’aime pas les métaphores, commente Yousry. Mais j’ai filmé ce mur parce qu’il en est une, absolument éloquente, de l’idée que se fait l’État de son peuple. C’est peut-être ça une dictature : une machine à construire, réellement, matériellement, des métaphores.”
Sur le chemin, de jeunes Égyptiens arrêtent Bassem Samra pour se faire photographier à ses côtés. Bassem a débuté au cinéma à 19 ans, dans le deuxième long métrage de Nasrallah, le splendide Mercedès (1993). Il a accompagné toute l’oeuvre du cinéaste (La Ville, 1999 ; La Porte du soleil, 2004…), interprète d’autres films d’auteur égyptiens (L’Immeuble Yacoubian, Les Femmes du bus 678…), mais est devenu populaire grâce à des séries télévisées. En ce moment même, il triomphe dans le film classé numéro 1 au box-office égyptien, une comédie familiale intitulée Mémé la terreur et sortie au moment stratégique de la fin du ramadan, qui occasionne généralement un pic de fréquentation.
L’après-midi même, nous nous rendons dans une grande salle de cinéma du Caire pour voir de nos yeux le bien-nommé Mémé la terreur. Sans comprendre un seul mot des dialogues – mais bénéficiant à l’oreille de la traduction simultanée du vaillant Yousry Nasrallah –, nous devons bien constater que le film n’est pas un objet très élaboré cinématographiquement. “Enfin, bon, c’est pas pire qu’Intouchables”, nous dit Yousry, non sans une pointe de chauvinisme. Certes.
L’acteur principal, une star comique adulée du public, interprète un gentil nigaud vivant, à 40 ans, dans l’appartement de sa grandmère, une marâtre terrible qui dirige son monde d’une poigne de fer. Le rapport à l’autorité, la façon dont on s’en accommode, c’est le sujet très en prise avec l’actualité du film, et sa morale est un appel à la réconciliation. La Mémétyran se révèle à la fin pleine de bonnes intentions et le film conclut qu’il ne faut pas jeter la mémé avec l’eau du bain de la terreur. Durant une scène de procès, l’aïeule en grand repentir défaille. Yousry Nasrallah n’hésite pas à y voir un clin d’oeil au malaise de Moubarak durant un de ses interrogatoires.
Ce qui nous frappe surtout, c’est que dans ce film presque entièrement tourné en studio, où tout semble truqué et artificiel, presque aucun personnage féminin ne porte le voile. Dans la salle en revanche, toutes les spectatrices ont les cheveux couverts. « C’est vrai qu’une très grande partie de la population féminine porte aujourd’hui le voile dans la rue, commente Yousry Nasrallah, aussi auteur du documentaire À propos des filles, des garçons et du voile (1995). Mais je connais aussi des jeunes femmes qui ont cessé de le porter lorsque les Frères musulmans sont arrivés au pouvoir, précisément parce que la pression pour le porter augmentait. De façon plus générale, je ne pense pas que l’Égypte puisse devenir l’Iran. La tâche pour les ayatollahs a été simple. Je n’ai aucun doute que le projet de Morsi soit semblable : hégémonie, restructuration de l’État, rester au pouvoir le plus longtemps possible. La laïcité, la démocratie, c’est non, non, non ! Mais je crois que l’opération sera plus difficile. Un des projets est d’imposer aux citoyens de rentrer chez eux à 23 heures en fermant les bars, les restaurants. » Il est déjà 1 heure du matin et l’activité de la ville semble à son climax, les rues fourmillent, des adolescents à trois sans casques sur des Mobylette slaloment entre les voitures.
« Franchement, vous imaginez que d’un coup ces gens vont accepter d’aller se coucher à 23 heures ? »
dimanche 2 septembre, un élevage de cochons
Pour notre dernier jour, nous nous rendons sur un tournage. Celui d’un jeune cinéaste, Ahmad Abdalla, dont le précédent et deuxième long métrage, Microphone, décrivait la vie urbaine underground d’Alexandrie, vue par ses graffeurs, groupes de rock, chanteurs de hip-hop. Son nouveau film se situe pendant la révolution, lorsque les autorités ont décidé d’ouvrir les prisons dans l’espoir que les détenus relâchés sèment la panique parmi la population et affaiblissent les manifestations. Le jeune comédien Asser Yassine y interprète un de ces délinquants désormais libres qui retourne dans son quartier d’origine, au sein de la communauté des “zabbalines” (“ramasseurs”, “chiffonniers”…). Soeur Emmanuelle conféra autrefois une notoriété internationale à ce quartier qui a poussé sur une décharge publique. En majorité coptes, les zabbalines trient les déchets afin de les livrer aux entreprises de recyclage. Dans les cours intérieures des immeubles s’amoncellent les détritus. Parmi eux des enfants jouent au ballon.
Autrefois, une économie parallèle s’était instaurée grâce à l’élevage de cochons. Mais profitant de l’épidémie de grippe porcine, les autorités ont ordonné en 2009 l’abattage de milliers de porcs. Chez les zabbalines, on attribue surtout cette décision à des raisons religieuses (l’interdit posé par l’islam de manger cet animal) et certains continuent, de façon clandestine, à en élever. Il ne nous faut pas longtemps pour trouver dans le recoin d’un sous-sol une sommaire porcherie, où s’ébrouent trois spécimens. Si sommaire que sous nos yeux épouvantés, le toit s’abat sur les pauvres animaux, sans toutefois les blesser grièvement.
Certains habitants du quartier jouent dans le film, d’autres s’agrègent autour du tournage. Ahmad Abdalla et son comédien ont fondé une société indépendante et appartiennent à cette jeune scène contestataire dont les projets échappent aux fourches caudines de la censure. Quitte parfois à réaliser toute la postproduction du film au Maroc et échapper à la législation n’autorisant pas la distribution d’un film égyptien si le projet n’a pas reçu l’aval d’un comité.
Le soir, nous retrouvons Hala Galal pour un dernier dîner avec Yousry Nasrallah et sa soeur, costumière entre autres de tous ses films, et le photographe Denis Dailleux. Yousry et Hala débriefent les récentes manifs, racontent que même des personnes qui avaient peur de la révolution l’année passée descendent désormais dans la rue pour marcher contre le nouveau pouvoir.
“Des gens ont compris qu’ils peuvent prendre la parole, que la contestation est un bon outil pour transformer leur vie”, dit Hala.
Yousry ajoute : “Depuis la révolution, j’ai l’impression que mes films sont compris. Avant, on pouvait lire que mon cinéma ne parlait pas des Égyptiens, montrait des choses qui n’existaient pas. J’ai l’impression que le soulèvement de la place Tahrir a rendu visible pour tous ce qu’essayaient de montrer mes films.” “C’est vrai, confirme Hala. Avant, on était perçus comme des aliens. Maintenant notre action a trouvé un sens.” Alors, après la bataille ? La bataille continue.
A lire aussi : la critique du film Après la bataille de Yousry Nasrallah
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