Redécouverte de l’oeuvre d’un cinéaste écossais méconnu. Trois fragments vibrants d’une autobiographie superbement stylisée.
En 1945, dans un village minier d’Ecosse où travaillent des prisonniers allemands, une vieille femme vient chercher son petit-fils à l’école, tandis que les voix aiguës d’une chorale enfantine, louant le créateur de “toutes les belles choses de la terre, toutes les créatures de l’univers”, envahissent l’espace et relient les rues noires, misérables, du village de Newcraighall au ciel (plans aériens). Dès les premières séquences en noir et blanc de My Childhood, le cinéaste écossais Bill Douglas, mort en 1991 à l’âge de 57 ans, met en place un dispositif qui donne le ton à sa Trilogie tout entière. Cette oeuvre à la première personne (trois films en noir et blanc, marqués par le pronom possessif “my”), ce “récit émotionnel” (l’expression est du cinéaste), qui constitue indissociablement un roman dickensien et un documentaire, est sans cesse traversé par un flux impersonnel – la nature, la vie – et cosmique : l’immensité de l’univers, qui rend la destinée misérable d’un enfant encore plus minuscule et déchirante.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Tel est le ton unique d’un film-oeuvre (Bill Douglas disait de sa Trilogie que “sa structure est moléculaire : c’est un film composé d’une seule et longue scène ininterrompue”), consistant à mettre en scène le télescopage des émotions les plus archaïques – la violence d’une enfance abîmée par la misère économique et surtout affective – avec les éléments les plus indifférents : ciel, système solaire, lune, terre, étoiles. Dans My Ain Folk (deuxième volet), l’irruption de la lune clôt brutalement la bagarre triviale opposant la grand-mère de Jamie à la maîtresse de son père.
Et à la fin du troisième film, My Way Home, la caméra survole le désert égyptien où Jamie achève provisoirement sa route, jusqu’à ce que l’on avait pris pour du sable se révèle être l’agrandissement des grains infimes de poussière couvrant les murs de la maison, désormais en ruine, où l’enfant vécut jadis avec sa grand-mère.
Le petit garçon, incarné par le double de Bill Douglas, Stephen Archibald (comme son frère dans le film, l’acteur a succombé prématurément à une vie de violences), regarde le monde sans jamais être regardé par lui. A l’instar de Bill Douglas, il lui viendra, à l’adolescence, le désir de se sauver en devenant cinéaste, c’est-à-dire de rédimer une enfance martyre en développant son propre regard, lui qui n’a jamais été regardé, donc aimé.
La force insoutenable de la mise en scène de Bill Douglas tient au fait que son désir de voir ne découle jamais d’un désir intellectuel de comprendre. “On pourrait croire que je suis opposé à la compréhension, mais avec ce film il ne s’agit pas a priori de comprendre, mais de sentir. Et la particularité de ce film est que les deux ne peuvent pas, comme dans la structure classique, aller de pair.” Cette vision du monde s’ancre dans une méthode : choix d’acteurs non professionnels à qui le cinéaste demande de revivre sa propre enfance (“Je suis content de ne pas être toi”, lui dira Stephen Archibald) ; tournage obligeant l’équipe à retraverser la dépression, la terreur, l’injustice, les failles intimes du cinéaste, mais, avant tout, celles de chacun. “Si je ne ressens rien, alors je sais que c’est faux”, disait Bill Douglas.
Il n’y a pourtant rien de “tripal”, ni aucune forme s’apparentant au psychodrame, dans cette oeuvre dont l’extrême élégance et l’originalité formelles reposent sur la stylisation. Lorsque, après avoir été violemment battu par son père, le petit Jamie se fracasse contre un mur, de sa bouche béante sort non un cri : la forme insoutenable du silence. Tout cri muet est révolte, semble signifier ce plan plus déchirant que les larmes. Et lorsqu’une pomme passe de main en main, ou qu’un arbre enfin en fleur occupe tout l’espace (dernier plan en forme de dénouement), cet insert d’humanité et de beauté bouleverse le spectateur plus intensément que le plus tragique des mélodrames. Il est temps de découvrir l’oeuvre immense d’un cinéaste qui, à l’image de tout véritable artiste, a créé un monde pour retraverser, et sauver, sa propre enfance.
Hélène Frappat
My Childhood (G.-B., 1972, 46 min) ; My Ain Folk (G.-B., 1973, 55 min) ; My Way Home (G.-B., 1 978, 1 h 11), de Bill Douglas, avec Stephen Archibald… reprises, en salle le 31 juillet
{"type":"Banniere-Basse"}