Bill Douglas filme le territoire physique et mental de son enfance en acceptant les lacunes de la mémoire. Une trilogie pour découvrir un cinéaste disparu en 91. Le premier des trois films (Mon enfance, 1972) débute par la plainte stridente d’une alarme de mine. Pour Bill Douglas, elle sonne comme un réveil en sursaut, comme […]
Bill Douglas filme le territoire physique et mental de son enfance en acceptant les lacunes de la mémoire. Une trilogie pour découvrir un cinéaste disparu en 91.
Le premier des trois films (Mon enfance, 1972) débute par la plainte stridente d’une alarme de mine. Pour Bill Douglas, elle sonne comme un réveil en sursaut, comme la fin d’un long sommeil réparateur, amorce le retour au pays natal (Newcraighall, au sud d’Edimbourg, autant dire l’extrême bout du monde) et marque le début de l’interrogation du passé. Si le village n’a guère changé, avec ses cheminées très sombres qui se découpent sur un ciel très blanc, le garçon est devenu un adulte. Cinéaste formé à Londres, Douglas a acquis un regard, le voilà armé pour affronter le paysage désolé de sa prime jeunesse. Tout l’intérêt de cette trilogie réside dans ce défi : comment parvenir à se regarder à distance, par-delà les années, sans enjoliver ni assombrir le trait ? Comment incorporer des comédiens dans un décor figé et surchargé de souvenirs ? Comment réussir une fiction sans renoncer au documentaire sur soi-même ? Nous sommes en 1945, Jamie et Tommy vivent chez leur grand-mère maternelle, dans une misère si ancestrale qu’on l’accepte sans songer à se plaindre. La mère est en train de mourir à l’asile, les deux pères (Jamie et Tommy ne sont que demi-frères) sont absents, Jamie s’est lié d’amitié avec Helmut, un prisonnier allemand.
Les deux enfants vivent dans une haine vitale, un écosystème constitué de pactes sournois et de brusques poussées de violence aveugle. Comme tous les enfants, ils ne cessent de se cogner à un monde inhospitalier, testant ainsi leur capacité de résistance sur les corps endurcis par la constance du malheur. Ils jouent à cache-cache avec la souffrance, elle est leur meilleur compagnon de jeux. Dans cette première partie, il ne se passe presque rien et pourtant, l’attention du spectateur est sans cesse sollicitée, c’est à elle qu’il revient de combler les manques et de faire le lien entre les micro-événements d’un quotidien aussi sauvage que morne. Nous sommes l’éprouvette qui doit recevoir le prélèvement et le faire fructifier.
Le grand talent de Bill Douglas est d’accepter l’aspect lacunaire de ses souvenirs. De son enfance, il n’a gardé aucune continuité narrative mais quelques images foudroyantes, des bribes de dialogues et des sensations éparses. Plutôt que de s’acharner à boucher les trous, il construit son film sur les dysfonctionnements de la mémoire. Cette très singulière tentative d’autobiographie aura donc un côté brut, mal taillé, comme s’il manquait toujours quelques images entre les plans, comme si les collures des raccords risquaient à chaque instant de céder sous la pression du projecteur. Douglas se refuse à réinventer ce qu’il a oublié, préférant trouver des équivalences plastiques aux flashes qui le hantent, organisant une série de secousses mémorielles au lieu d’un long fleuve mélancolique, reproduisant ainsi le rythme chaotique de la conscience. Très contrastée, animée de masses noires et blanches qui s’opposent et se répondent, l’image traduit le perpétuel sentiment d’inquiétude des personnages, au gré de leurs impressions changeantes. Comme un grand cinéaste du muet, mais qui n’aurait de comptes à rendre à personne sinon à lui-même, Douglas oublie un récit impossible pour ne se soucier que de la lumière. Il éclaire certaines zones, en laisse d’autres dans une ombre protectrice et anime ainsi les fantômes du passé. La mort de la grand-mère et le départ final de Jamie laissent « l’histoire » en suspens, les deux films suivants viendront tenter de la compléter.
Un peu plus fluides moins tremblés et moins heurtés que le premier épisode, Ceux de chez moi (1973) et Mon retour (1978) obéissent pourtant aux mêmes principes. Jamie et Tommy sont séparés, puis se retrouvent, pour se quitter à nouveau : ils font l’expérience du monde, de l’autre puisque eux deux et la grand-mère ne faisaient qu’un. Comme la fidèle Lassie (dont l’apparition est la seule tache de couleur), Jamie revient toujours à son point de départ pour épuiser toutes les possibilités (grands-parents paternels, père, père de substitution, oncle, belles-mères) d’une vie familiale et sociale qui ne peut être qu’un petit théâtre de la cruauté jusqu’au départ définitif et inespéré, promesse à la fois d’une nouvelle vie et d’un retour enfin fécond. « Je serai déçu si on dit que ce n’est qu’un récit de souvenirs plutôt qu’une transmutation », déclarait Bill Douglas, mort en 91. Il a su changer la fange en un diamant noir.
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