Tourné dans les rues de Casablanca en 1974 et immédiatement censuré, De quelques événements sans signification est tout autant une enquête sur le cinéma national indépendant qu’une interrogation sur le pouvoir de la caméra.
Œuvre majeure mais longtemps perdue du cinéma marocain, De quelques événements sans signification bénéficie cette semaine d’une sortie sur Mubi, après des présentations dans plusieurs festivals, dont le FID et La Berlinale, en 2019. Cette sortie n’en est pas un justement, événement sans signification, puisque le film n’a jamais été visible, si ce n’est lors d’une projection en 1974 dans un festival parisien. Car immédiatement après cette avant-première, il est interdit et censuré par les autorités marocaines. Ses quelques copies sont détruites. Il aura fallu attendre 2016 et la découverte d’un négatif pour que soit lancée sa restauration.
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En 1973, son réalisateur, Mustapha Derkaoui, a 29 ans. Après être passé par l’Idhec en France et l’Ecole de Lodz en Pologne, il rentre au Maroc avec l’intention d’y réaliser son premier long métrage. L’industrie cinématographique marocaine est à ce moment-là sous l’emprise du cinéma commercial égyptien d’un côté et des superproductions occidentales de l’autre. En marxiste convaincu, Derkaoui a le désir de faire un cinéma local, du peuple, pour le peuple.
Faire émerger un idéal théorique du cinéma marocain
Il a l’idée d’une fiction documentaire fauchée et réalisée sur le vif, dans laquelle un groupe d’intellectuels et d’artistes marocains irait demander aux habitant·es de l’animé quartier portuaire de Casablanca ce qu’il·elles attendraient d’un cinéma marocain. Dans des bars grouillants où l’alcool coule à flots ou dans des rues bondées, les réponses fusent et se contredisent. Les discussions vont bon train et tentent de faire émerger un idéal théorique du cinéma national marocain, à la fois audacieux formellement mais représentatif des conditions de vie du peuple, un cinéma anticolonialiste mais marqué par l’ambition artistique caractéristique du cinéma occidental.
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Et pourtant, De quelques événements sans signification ne semble pas complètement prendre l’édification de cette profession de foi au sérieux. On sent la réalisation plus fascinée par le mouvement des corps, sa bande-son jazzy, la cinégénie des visages et le chaos organisé du tournage que par le discours. Les intervieweurs eux-mêmes détournent parfois la tête au moment où ils reçoivent leur réponse.
Et bientôt le film se fait embarquer par une obsédante fascination pour un beau jeune homme, ouvrier sur le port et coupable de la tentative de meurtre de son patron. A l’enquête sur le cinéma national se substitue celle sur le meurtre, au film à visée prétendument sociale et politique se substitue une œuvre sur l’obsession d’un homme, réalisateur, pour un autre homme, criminel.
Le film de Mustapha Derkaoui s’achève sur le constat que ce qui différencie le cinéaste du criminel qui le fascine, c’est sa capacité à tuer le puissant qui le domine
Entre vérité et mensonge
Bouillonnant d’idées de cinéma, De quelques événements sans signification rappelle par moments le dispositif de Close-Up (1990). Comme dans l’œuvre d’Abbas Kiarostami, il y a dans ce film avant-gardiste une fascinante tension entre vérité et mensonge. Comment le cinéma se dépêtre-t-il de cette opposition ?
Plus enclin à explorer des pistes qu’à donner des réponses, le film de Mustapha Derkaoui s’achève sur le constat que ce qui différencie le cinéaste du criminel qui le fascine, c’est sa capacité à tuer le puissant qui le domine. Ce film tout entier dévoué à l’esprit de rébellion et aux aspirations d’une société marocaine décrite sans fard, le pouvoir marocain n’hésitera pas non plus à le tuer dans l’œuf, lui apportant par là même la meilleure preuve du pouvoir politique du cinéma que le film questionnait.
De quelques événements sans signification de Mustapha Derkaoui (Mar., 1974, 1 h 16). Sur Mubi
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