Débuté jeudi dernier dans la foulée de Venise, le festival de Toronto a tiré ce week-end ses premières grosses cartouches, avant le feu d’artifice prévu dans la semaine, censé lancer pour de bon la campagne des Oscars.
Après une riche moisson vénitienne réunissant tout ce que Cannes n’a pas pu, ou pas voulu, saisir de prétendants aux Oscars et autres Netflixeries — les deux n’étant pas contradictoires, comme le prouve Roma d’Alfonso Cuaron, qui avec son Lion d’or part favori dans la course aux statuettes, selon un scénario désormais bien rôdé —, Toronto s’avance encore plus replet que la Sérénissime, limite obèse tant les grands noms y sont légion (Xavier Dolan, Claire Denis, Steve McQueen, ou encore un des frères Farrelly, pour ne citer qu’une poignée d’exclusivités), sans compter ceux qui vont s’y révéler, comme Barry Jenkins l’avait fait il y a deux ans avec Moonlight.
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Les stylistes Jenkins et McQueen
Barry Jenkins, justement, revient cette année avec If Beale Street Could Talk, adaptation d’un roman de 1974 du grand James Baldwin. Si l’influence de Wong Kar Wai était palpable dans le dernier segment de son précédent triptyque, elle est ici manifeste du début à la fin : dans un geste ultra-maniériste, quasiment de l’ordre du sampling, Jenkins tente de greffer l’ADN du cinéaste hong-kongais sur celui de l’écrivain afro-américain ; et la greffe prend plutôt bien. Ruelles new-yorkaises et appartements exigus, tantôt rougis tantôt verdis par la lumière, atmosphères romantiques et flash-back envapées, jazz enrobant et tropisme latino (belle embardée à Porto Rico) se déploient dans ce mélodrame évidemment politique, qui raconte la lutte d’une femme pour sortir son époux d’une prison où il croupit sans raison. Jenkins est indéniablement un des plus grands stylistes apparus récemment dans le cinéma américain, mais ses plans ploient par moment sous leur virtuosité ostentatoire.
Ce fut aussi longtemps le cas de Steve McQueen (Shame, 12 years a slave…), mais avec Widows, il réalise à notre avis son meilleur film. Descendant de son piédestal de Grand Artiste sans rien lâcher de son regard perçant sur la société américaine — on ne peut lui enlever ça, même si l’on goûte peu ses précédents films —, il signe ici un puissant film de genre, en l’occurrence un film de braquage, co-écrit avec Gillian Flynn (auteur de Gone Girl), s’intéressant à trois femmes (impressionnantes Viola Davis, Elizabeth Debicki et Michel Rodriguez), dans la mouise après la mort de leur malfrat de mari en plein casse, et qui vont devoir, pour s’en sortir, reprendre les affaires où ces derniers les ont laissé.
Autour d‘un canevas à la Ocean’s 8, autrement plus solide que son frêle prédécesseur, McQueen entrelace une bataille électorale entre un politicien blanc classiquement véreux (Colin Farrell, parfait) et un challenger noir non moins mafieux (excellent Brian Tyree Henry, de la série Atlanta, qui tient également un petit rôle dans le Jenkins) pour le contrôle d’un quartier pauvre de Chicago. Les deux arcs ne vont évidemment pas tarder à se croiser, et de ces noces naître une petite bombe, à la fois diablement efficace et puissamment politique, la pompe du cinéaste britannique s’évaporant dans le chaudron de l’action. Cinq ans après Twelve Years a Slave, McQueen devrait sans problème se frayer un passage tout en haut des Oscars pour y retrouver son opposant d’alors – pour Gravity-, Alfonso Cuaron (cette fois pour Roma).
Garrel à fond parisien, Hill outrageusement angeleno
Terminons ce compte rendu du week-end torontois par deux très beaux films d’acteur. Le premier, L’homme fidèle, est le second long-métrage (et cinquième film en tout) de Louis Garrel. Difficile d’imaginer film plus français, et même parisien-post-nouvelle-vague que celui-ci : on y suit les amours de bourgeois dans de grands appartements haussmaniens, et plus particulièrement celles d’un grand dadais (Garrel en Woody Allen BG) écartelé entre deux femmes sublimes (Laetitia Casta et Lily Rose-Depp, admirablement dirigées). La vie est dure… Sauf que le film ne se prend jamais au sérieux (sans renier l’émotion), qu’il est superbement écrit (par Jean-Claude Carrière), rythmé, et parvient ainsi à réinvestir ce genre éculé (sans doute à la France ce que le western est à l’Amérique) d’une légèreté revigorante.
Le second film, enfin, nous l’attendions avec curiosité, mais certainement pas à ce niveau-là : Mid90s de Jonah Hill est un joyau d’une très grande pureté. Le comédien révélé mid2000s par David O’Rusell et Judd Apatow, mûri ensuite sous les ombrelles protectrices de Martin Scorsese, Bennett Miller, Quentin Tarantino, les Frères Coen ou Gus Van Sant (il y a pire mentors), s’inspire ici de son adolescence, au milieu des années 90 donc, à Los Angeles, parmi une bande de skateurs-slackers. Si Garrel est caricaturalement parisien, alors Hill est outrageusement angeleno, lorsqu’il décide de s’aventurer sur ce terrain teen largement balisé avant lui (notamment par Larry Clark). Mais lui aussi déborde le genre par sa fraîcheur et sa sincérité, et surtout, c’est la bonne surprise, par un constant regard de cinéaste, au sens le plus noble du terme. A l’évidence, chaque plan du film répond à une nécessité vitale. Pas de graisse, rien qui ne soit superflu dans ces 84 minutes figurant l’été impavide d’un gamin de 13 ans (Sunny Suljic, retenez ce nom). Et si les atours peuvent parfois paraître chichiteux — pellicule super 16, BO (somptueuse) couvrant les 3/4 des scènes —, l’émotion, elle, ne l’est jamais. Brûlant d’une rage intérieure, comme les meilleurs morceaux de Tyler, The Creator, Mid90s est déchirant.
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