Le deuxième long-métrage de Maren Aden combine critique sociale glaçante et loufoquerie pince-sans-rire.
Oh le beau film ! Sur le papier, rien que de plus classique: un père vieillissant qui se désole de ce qu’est devenue sa fille, une femme d’affaires impitoyable. Et, on le devine très vite, le film va nous montrer comment ils vont peut-être se rapprocher…
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Killeuse et dentier
Avec Toni Erdmann, tout est dans le traitement, l’intelligence de l’écriture, la mise en scène, le jeu des acteurs – même si le filmage est un peu à la va-comme-je-te-pousse, mais il faudrait le revoir pour en être sûr (il y a plus de découpage qu’on ne le croit au premier abord). Il faut beaucoup de talent pour réussir à nous tenir en haleine pendant plus de deux heures et demie sur une histoire aussi rabâchée au cinéma.
Pourquoi ? D’abord parce que le père est un blagueur, et Ade nous le montre ainsi dès la toute première scène du film. Il se balade partout avec un faux dentier de farces et attrapes dans sa poche de veste, et s’en affuble dès qu’il a envie de monter un canular, se créer un personnage, s’amuser et amuser les autres. Il appartient à cette génération d’allemands qui ont inventé l’écologisme. Il est prof de musique dans un collège. Il a les cheveux longs.
Le film suggère, sans jamais insister dessus, ce conflit entre deux générations qui n’ont pas la même conception du monde. Mais l’on sait aussi que Wilfried le comique est un homme sensible, qui se cache pour pleurer la mort de son chien. Tout cela est montré avec des images, sans pathos. C’est la grande qualité du film : il ne viole pas l’intimité de ses personnages…et sort lui-même son dentier quand le propos devient trop sérieux. Le personnage de la fille, Inès, est forcément plus caricatural sur le papier : c’est une killeuse. Les scènes de négociation, de tentatives de manipulation des clients sont montrées avec un luxe de détail, à la fois impressionnant et glaçant.
Le libéralisme sauvage selon Maren Ade
Toni Erdmann n’est pas qu’une petite comédie père-fille et se montre impitoyable avec le monde du libéralisme sauvage. Le père a le beau rôle dans la partie, et l’acteur qui l’incarne (Peter Simonischek, un grand comédien autrichien inconnu chez nous) est proprement génial. Pourtant, petit à petit, Maren Ade va renverser la machine. Après la mort de son chien, Wilfried vient casser les pieds de sa fille à Bucarest, où elle travaille. Son but est très clair mais n’est pourtant jamais explicité : retrouver « sa » fille, sa « spaghetti », la remettre sur le chemin de la vie, de l’humour, de l’humanité (…je mets mon dentier).
Tout ça pourrait donner un film ridicule et idiot, mais Maren Ade va tout rendre possible. Elle possède notamment une capacité à faire accepter par le spectateur des coups de force scénaristiques, contre toute vraisemblance, ce qui est presque incroyable. Il faut dire : 1) que le spectateur a bien envie de les accepter, et surtout 2) qu’elle dispose à ses côtés d’une arme redoutable, en la personne de Sandra Hüller, toute coincée au début dans un rôle peu sympathique. Hüller, dominée par le monstre Simonischek, va bientôt faire montre d’un abattage incroyable, allant jusqu’à arracher des applaudissements au public de la presse internationale – notamment dans la scène où elle chante une chanson de Whitney Houston, accompagnée par son père au synthé.
Pourquoi cette scène nous émeut-elle tellement ? Parce que soudain, au-delà de la performance d’actrice, tout ce qui pouvait paraître incompréhensible dans le comportement d’Inès (cette idée de trimbaler son père partout avec elle dans ses rendez-vous de travail, alors qu’il ne cesse de semer la perturbation, son obstination à rentrer dans son jeu à lui, dans une lutte certes drôle mais si dérisoire) prend tout son sens. Elle l’aime et sent bien quand il est là. Point.
Un film sans illusion sur l’héritage
Dès qu’Inès commence à chanter, le spectateur comprend sans que ce soit dit que le père et la fille ont dû interpréter ensemble cette chanson des dizaines de fois quand elle était petite ou ado et qu’elle portait un appareil dentaire. Que Wilfried est encore une fois en train de tenter de la séduire, de la ramener à celle qu’il aime. Et qu’elle accepte, soudain, de se laisser faire. La chanson terminée, elle s’enfuit dans l’escalier sous les applaudissements d’un petit public familial étonné, sans mot dire (belle pudeur de mise en scène). La scène suivante (la plus drôle et gonflée du film), de l’anniversaire d’Ines, ne fera que confirmer la victoire de Wilfried.
Tout est à l’aune de cette scène de chant dans la mise en scène de Maren Ade. Elle joue sur la complicité avec le spectateur, sur son intelligence, sur son expérience de la vie et de la famille (…je mets mon costume folklorique bulgare). Pourtant il n’y aucune naïveté chez Maren Ade. La fin, apaisée, montre que Toni Erdmann est aussi un film sans illusion sur l’héritage : on doit à la fois l’accepter, et vivre sa propre vie en toute liberté.
Bref, c’est fin, par moments hilarant (un confrère m’a confié n’avoir pas connu une telle crise de fou rire devant un film depuis des années), c’est d’une grande générosité pour ses personnages, ses acteurs, le public. C’est Toni Erdmann de Marene Ade, et ça fait du bien. On l’aime. Nos prix d’interprétation sont déjà attribués dans nos cœurs…
Dentier !
Toni Erdmann. De Maren Ade (Allemagne). Avec Peter Simonischek, Sandra Hüller. Sélection officielle: en compétition.
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