Pas de fantômes cette fois chez le Japonais, mais une famille devenue la proie de la mondialisation. Tout aussi anxiogène, sinon plus.
C ’est un peu en revenant que réapparaît le cinéma de Kiyoshi Kurosawa – un revenant en pleine forme, après une petite baisse de régime (quelques films un peu moins convaincants). La surprise, c’est que son dernier film n’est pas cette fois un film de fantômes (Kaïro) mais s’inscrit dans la banalité contemporaine en racontant le délitement d’une famille ordinaire – c’est un shomin-geki, genre domestique que pratiquait Ozu, décidément la grande référence du moment, de Jaime Rosales à Claire Denis.
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Tout part du licenciement du père, séquence d’une brutale épure : un entretien où il comprend vite qu’on veut le placardiser et hop ! plan suivant, il range ses affaires et quitte définitivement la boîte. Mais au lieu de se prolonger comme un “film engagé” à la Ken Loach ou Laurent Cantet, Tokyo Sonata adopte une tonalité beaucoup plus mystérieuse où la volonté de faire passer un “message” est très diffuse, voire incertaine. Cette veine plutôt comportementaliste et peu diserte est sans doute autant due à la vision de Kurosawa qu’à la mentalité japonaise : les personnages sont construits sur un mélange de honte et de pudeur, de difficulté à admettre que l’on ne correspond plus aux normes sociales ou que le père est en faillite.
Ainsi, le licencié cache son sort à ses proches, continue de vêtir son costume-cravate le matin et de quitter tôt le domicile comme s’il continuait normalement de travailler, alors qu’il erre dans la ville, déjeune à la soupe populaire et croise parfois d’autres quidams au chômage. On reconnaît en cet homme déboussolé un peu de la folie de Jean-Claude Romand, personne réelle qui fut aussi “l’adversaire” du roman d’Emmanuel Carrère. L’habit fait le moine, ou plutôt le salaryman cher à Ozu, et il y a quelque chose de pathétique, déchirant et surréel à voir un homme tenter de rester accroché au navire social et de sauver sa masculinité par le jeu de la simple apparence.
L’énorme non-dit du père amplifie les conflits familiaux latents. La mère au foyer devient neurasthénique, le fils aîné s’engage dans l’armée américaine (là, on est dans la pure fiction) alors que le cadet, en conflit avec son prof, veut se réfugier dans l’étude du piano. Cette absence de parole au sein du foyer est problématique pour les personnages mais tout au bénéfice du film, qui saisit le glissement progressif d’une famille dans la folie par tout un limpide édifice mêlant architecture précise des plans, silences expressifs et travail remarquable des acteurs. Ce glissement correspond aussi à une angoisse très universelle et très contemporaine, jamais nommée dans le film : l’idée que tout ce que l’on construit est redevenu extrêmement fragile et que la mondialisation économique peut dérober le sol sous vos pieds à tout moment. Il y a quelque chose de pourri au royaume de notre civilisation.
On disait que Tokyo Sonata n’était pas un film de fantôme, mais quelque part, c’est un film aussi flippant que Kaïro ou Charisma : les spectres ou tueurs en série ont été remplacés par les agents économiques, tout aussi invisibles et menaçants, mais beaucoup plus réels et surtout beaucoup plus probables à rencontrer. Bien que très cohérent, Tokyo Sonata réserve aussi des surprises, avec une échappée inattendue dans la tragicomédie et une bouleversante coda. En s’appropriant un matériau plus réaliste qu’à l’accoutumée, Kiyoshi Kurosawa préserve toute sa puissance anxiogène, toute son élégance formelle, ajoutant une autre couleur à sa palette : une force émotionnelle aussi nue que contagieuse. La marque des grands.
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