Avec Storytelling, Todd Solondz enfonce un peu plus le clou
dans les plaies de l’Amérique contemporaine. Moqueur ou moralisateur, jusqu’où maîtrise-t-il son discours ?
Comme vos films précédents, Storytelling provoque des réactions extrêmes, de louange ou de rejet. Quel était votre but en tournant un tel film ?
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Todd Solondz : J’essaie de pousser les spectateurs à se poser des questions, à entrer dans la peau de personnages qu’ils rejettent a priori. Au départ, dans les deux moyens métrages qui composent Storytelling, tous les personnages sont sympathiques, et puis les choses se corsent, et le spectateur doit se débrouiller avec des personnages plus complexes que prévu. Que penser d’un gentil prof noir qui se met à sodomiser une de ses élèves consentante, je précise en lui demandant de le traiter de « sale Nègre » ? Là, on entre dans la complexité. C’est mon but. Je vomis tous ces films où on vous montre avec des flèches qui sont les bons et qui sont les méchants, où il faut rire et où il faut pleurer. American Beauty de Sam Mendes par exemple, que j’égratigne au détour d’une scène, en filmant un sac en plastique volant dans le ciel.
Pourquoi Sam Mendes ? N’y a-t-il pas des tas de films pires que le sien ?
Parce qu’il a dit dans un entretien qu’il trouvait Happiness, mon film précédent, condescendant envers ses personnages. Je me suis mis à réfléchir à ce concept de « film condescendant envers ses personnages », et j’en ai conclu que dans le genre condescendant il se posait là, en chargeant à mort certains de ses personnages et en en « sauvant » royalement d’autres. J’essaie d’être un peu moins premier degré. Mais je ne veux pas me mettre en compétition avec lui : nous ne nous intéressons pas aux mêmes choses. Storytelling est un film plus cérébral. La tendance naturelle des spectateurs est de s’identifier aux personnages. C’est plus difficile avec mes films qu’avec d’autres. Parce que je veux garder une distance critique…
… que résume bien cette scène à la fin de Storytelling, où le héros d’un documentaire se faufile dans une projection-test et découvre que les spectateurs rient en se moquant de lui…
J’ai voulu montrer qu’il y a plusieurs sortes de rire. Dans une salle de cinéma, certains rient pour signaler à leurs voisins qu’ils sont très malins, voire plus malins que le film. Selon moi, le rire qui a le plus de valeur, c’est celui qui nous renvoie à notre propre vérité. C’est en ça que cette scène était une clé pour tout le film. Elle titille le spectateur sur un point sensible : Qu’est-ce qui vous fait rire ? Est-ce que vous vous moquez des personnages ? Ou bien êtes-vous en sympathie avec eux ? Je dis souvent que mes films ne sont pas pour tout le monde, en particulier pas pour ceux qui les aiment ! C’est à dire qu’ils sont souvent mal interprétés : les gens les prennent pour des comédies au premier degré, alors que je suis très sérieux dans mon propos. Si je voulais juste faire rire, je ferais d’autres films et je gagnerais beaucoup plus d’argent.
Vous considérez-vous comme un moraliste ?
Ça paraît prétentieux, mais si on réfléchit à la définition de « moraliste », oui, bien sûr. Je cherche à amener le spectateur sur un terrain moral. Je veux l’obliger à devoir prendre parti. Je ne supporte pas ces gens qui disent qu’ils sont apolitiques. Parce que c’est impossible. Tout ce que vous faites a des ramifications politiques. Même si vous ne vivez pas aux Etats-Unis ou en Afghanistan.
Votre film a été censuré pour la sortie américaine. Mais vous aviez anticipé cette censure.
Oui, je savais que la scène dont je parle plus haut entre le prof noir et son élève blanche poserait un problème de racisme, alors que la commission n’a retenu que des mouvements de bassins trop rythmés ! J’avais anticipé leur réaction, et fait stipuler dans mon contrat qu’en cas de scène censurée, au lieu de la couper, on mettrait un gros carré rouge, de manière à montrer aux spectateurs qu’il y a censure. Sinon, comment le savoir ? Les spectateurs qui découvrent Eyes Wide Shut de Kubrick aujourd’hui savent-ils que la scène de la « partouze » a été nettoyée à la palette graphique ? Au lieu d’être seulement une victime de la censure, c’était une façon d’interpeller le public en lui disant : « Voilà une scène que vous n’êtes pas autorisé à voir. » Pour moi, c’est une grande victoire.
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