Auteur de films singuliers, Todd Haynes pourrait exploser en France avec son superbe mélodrame illuminé par Julianne Moore, Loin du paradis. La passion amoureuse, les minorités, l’évolution des mœurs américaines, l’artificialité au cinéma : quelques motifs de son travail abordés dans une conversation chaleureuse et volubile.
Est-ce difficile de monter un film tel que Loin du paradis ?
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Todd Haynes La plupart des gens qui ont lu ce scénario l’ont compris et aimé, le projet a donc tout de suite suscité de l’intérêt. Il y a même eu une petite bataille entre Miramax et USA Films : j’ai choisi USA Films. Mais, il y avait une limite sur le montant qu’ils étaient prêts à investir sur un tel projet, parce que le film reposerait sur les épaules d’une femme, Julianne Moore. Et, dans le marché d’aujourd’hui, vous ne faites pas un film sur une femme, à moins de prendre Julia Roberts : elle est la seule à pouvoir garantir un retour sur investissement. Ensuite, décrocher n’importe quel acteur sérieux pour jouer des seconds rôles auprès de Julianne, c’était un autre problème. A moins que vous ne les payiez autant que pour un premier rôle.
La complexité de monter un projet sur les épaules d’une femme nous conduit au c’ur du film : la difficulté d’être une femme dans un monde d’hommes.
Absolument. Bon, si vous prenez Erin Brockovich (de Steven Soderbergh, avec Julia Roberts et Albert Finney), qui a été un grand succès, c’était sur une femme, interprétée par une grande star présente dans chaque scène du film, mais il y avait aussi une intrigue quasi policière avec le combat de cette jeune femme découvrant un scandale écologique…
Et elle avait un tempérament d’homme…
Oui. Elle était comme un homme, avec une grosse poitrine. Les hommes pouvaient la trouver sexy et, en même temps, elle avait ce tempérament entreprenant, sans peur et sans reproche, etc. Ce n’était pas l’histoire ennuyeuse de la femme au foyer, ce que les financiers du cinéma américain considèrent comme absolument pas intéressant. Mais j’ai de la chance, j’ai pu faire mon film. C’était dur, et les financiers étaient nerveux. Et les banques encore plus nerveuses. On s’est battus pour chaque centime.
Pourquoi avoir choisi de planter l’action dans les années 50 plutôt qu’aujourd’hui ?
C’est une question que l’on peut appliquer à tous les thèmes traités dans le film : la race, la sexualité… Je me suis posé la question de l’époque. Je me suis demandé : pourquoi pas aujourd’hui ? J’avais la structure de l’intrigue et j’en ai travaillé une version contemporaine : c’est ce qu’ont fait Sirk ou Fassbinder dans leurs mélos. Ils les ont traités dans leur époque. Mais, je ne pouvais pas résister aux vêtements, aux couleurs, aux textures des années 50. Et je voulais aussi utiliser les fifties pour montrer combien notre société a peu évolué. A l’époque du tournage, Bush venait juste d’être élu, on était très tranquilles dans l’économie post-Clinton. Il y avait une autosatisfaction et une sensibilité isolationniste ; bref, je trouvais que les fifties me permettaient une métaphore parfaite. Un parallèle, un miroir. Maintenant que je vois où l’on en est avec ce conservatisme agressif et radical, ça fait ressembler les fifties aux sixties ! Ce qui est génial, c’est que personne en Amérique ne m’a dit : « Mais attendez, on a quand même fait du chemin depuis ces fifties conservatrices que vous montrez. » Personne. Ils ont tous dit : « Votre film fait réfléchir sur le peu de progrès accomplis depuis cette époque… »
Cette stylisation est-elle aussi une façon de dramatiser le mélo ?
Oui, et je le vérifie dans les réactions. Les gens me disent : « C’est tellement vrai ! » Pourtant, je me suis éloigné des codes de la caractérisation psychologique. Il y a cette idée reçue que, si vous mettez des couches de stylisation, les gens ne vont pas s’identifier. Eh bien, si ! Et c’est d’autant plus stupide de vouloir coller aux réalités contemporaines qu’elles changent tous les jours et que, de toute façon, elles sont une construction. Le succès de mon film prouve que cet aspect plastiquement très artificiel n’empêche pas les gens d’être touchés. Je revendique totalement l’artificialité, la fabrication. C’est l’histoire même du cinéma.
Il y a deux scènes dans le film qui résument cette idée : celle où Moore et Haysbert regardent le tableau de Miró et discutent de la profondeur au-delà de la surface et, aussi, celle où Haysbert dit : « Vous devez regarder au-delà de la couleur de la peau. » La stylisation fifties n’est qu’une surface, une abstraction.
D’une certaine manière, vous faites des cercles complets avec ce film, parce que vous commencez avec une surface tellement parfaite qu’elle en est oppressante. Il y a forcément quelque chose qui ne va pas… Et, petit à petit, vous découvrez ce qui ne va pas sous cette perfection. Mais, à la fin, d’une certaine façon, vous revenez à la surface et, cette fois, vous trouvez tout à la surface. Il y a quelque chose avec le jeu des acteurs qui est très en surface : la façon dont les émotions sont communiquées, dont les dialogues sont exprimés, dont les visages vous disent ce qu’ils ressentent. C’est un registre de jeu très délicat aujourd’hui, parce que ça nie cette idée de la profondeur psychologique. C’est très direct. Un film est une illusion de profondeur, littéralement. C’est presque comme la peinture de la Renaissance. C’est en deux dimensions, mais l’on perçoit de la profondeur à l’écran, à travers la technologie et la projection de nos émotions sur l’écran. C’est également bidimensionnel dans sa structure, dans son langage.
Avez-vous toujours pensé que la vérité passait par la stylisation ?
Godard a dit un jour : « Le cinéma, c’est la vérité vingt-quatre fois par seconde. » Fassbinder a répondu : « Non, le cinéma, c’est le mensonge vingt-quatre fois par seconde. » Sur ce point, je rejoins Fassbinder. Je crois que vous êtes plus libre pour créer quelque chose de vrai à travers la stylisation. Cette conception, c’est l’histoire d’Hollywood. Le meilleur étant peut-être Hitchcock.
Diriez-vous qu’aujourd’hui vous êtes un cas isolé ?
Je pense que beaucoup de films stylisés arrivent actuellement sur les écrans. On a fait une projection test de Loin du paradis et j’ai adoré les avis contradictoires qui en sont sortis. Certains ont trouvé ça ennuyeux, ont détesté toutes ces couleurs artificielles… Et les mêmes trouvaient ça si réel… D’autres disaient : « C’est un film pour ma mère » et, en même temps, le classaient dans la catégorie « art et essai ». Et c’est là que j’ai compris le challenge de ce genre de films : on ne peut pas le ranger dans une case. Or beaucoup de spectateurs aujourd’hui veulent savoir ce qu’ils vont voir. Et, souvent, ils veulent que cela ait l’air vrai de l’extérieur. Mais ces soi-disant films naturalistes ne montrent que des tempéraments héroïques et, là, je peux citer à nouveau Erin Brockovich. Combien de femmes autour de vous ont combattu une industrie ? Aux projections tests de Loin du paradis, ces gens criaient : « Mais pourquoi Cathy ne jette-t-elle pas une brique à la tête de son mari ? Pourquoi ne se sauve-t-elle pas de cette maison ? » Les spectateurs veulent une solution héroïque. Ils veulent que les gens soient bigger than life, mais tout en ressemblant à leurs voisins. Douglas Sirk, c’est exactement le contraire : ça paraît artificiel, mais ses héros sont souvent très ordinaires, apeurés, fragiles, limités. Ils sont bien plus réels que les personnages héroïques des films contemporains. Donc, c’est compliqué. Je me pose des questions sur cette idée qui veut que l’expérience du spectateur soit une question d’identification au protagoniste. Dans la plupart des films américains classiques, la femme est l’objet et l’homme est le vecteur. Le scénario se passe dans le cerveau de l’homme. Et les films ne marchent plus, si vous commencez à ne plus faire confiance à cette identification. Mon film ne fonctionne pas comme ça. Ce n’est pas non plus le contraire, c’est-à-dire une identification au cerveau de Cathy. C’est une émotion de reconnaissance : vous regardez un tableau social complet. Et vous avez de l’affection pour chaque personnage. Vous pouvez être plus attaché à elle, parce qu’elle est au centre du tableau, mais ce n’est pas la même chose que l’identification. Je pense que c’est là que vous ressentez un profond désespoir pour le monde, parce qu’aucun de ces personnages n’est profondément heureux. Vous ne pouvez en blâmer un en particulier. Vous devez blâmer la société.
Si l’on fait un lien avec la société contemporaine, pour les thèmes du racisme et de l’homophobie, comment trouvez-vous que les choses ont évolué ?
Je suis choqué que les choses aient si peu changé. On me raconte des histoires de mariage comme ça, encore aujourd’hui, où un type essaie de se convaincre qu’il peut être un père de famille hétéro alors qu’il est gay. Et pas seulement au fin fond de l’Arkansas, mais aussi à Los Angeles, à New York et peut-être même à Paris. Et vous avez beau vous dire, on a Will and Grace ou Queer as Folk, n’est-ce pas ce qui leur manquait dans les années 50 ? Est-ce que ça n’aurait pas été différent, s’ils avaient eu un modèle positif, si Rock Hudson ou Cary Grant avaient dit qu’ils étaient gays ? C’est un peu naïf de croire qu’il suffit que chacun se sente libre de faire ce qu’il veut. C’est plutôt une question de confiance en soi, bien plus personnelle. Bien sûr que ça peut aider, mais il faut un minimum de force intérieure. Je me souviens être allé dans une université à Los Angeles. Après mon passage, j’ai reçu une lettre d’un garçon qui disait avoir 15 ans : « Le bulletin du journal dit que vous êtes gay et je pense que je le suis aussi ; je suis amoureux de mon meilleur ami et mes parents ne savent pas… » Puis, il y avait un grand blanc et ça reprenait par : « Oh ! mon Dieu, j’avais laissé cette lettre, ma mère l’a trouvée et a découvert que j’étais gay, et mon père et mon meilleur ami le savent aussi. Mon meilleur ami m’a serré dans ses bras en disant : « Je t’aime comme un ami, quoi que tu sois. » Mes parents m’ont dit qu’ils m’aimaient peu importe mon orientation… » Bref, ce gamin avait eu la meilleure réaction qu’il pouvait imaginer à la révélation de son homosexualité et, pourtant, il vivait un enfer. Il existe des théories selon lesquelles l’homosexualité est une sorte de stade antérieur à l’hétérosexualité et qu’au niveau de l’inconscient nous devons rejeter cette tentation. C’est Freud qui a dit ça, et c’était une façon d’admettre que l’identité masculine de chaque homme est menacée par cette tentation homosexuelle.
On peut voir un parallèle entre Safe, votre film sorti en 1995, et Loin du paradis : la façon dont vous placez une femme dans un décor parfait sa maison dans les deux cas qui va révéler sa névrose au fur et à mesure du film.
Oui, des maisons si chargées et si vides, finalement. Julianne m’a même dit que je lui avais parlé pour la première fois de Sirk, quand nous faisions la post-production de Safe. Mais bon, je pensais déjà à Sirk pour mon film sur Karen Carpenter. C’était dans ma tête, j’étais conscient du caractère oppressant du décor de cette maison pour ces deux femmes. En même temps, je ne vais pas trop plastronner avec ça, parce qu’il me semble que c’est une idée assez courante qu’une maison ostensiblement luxueuse puisse être une prison d’opulence. C’est aussi cette idée d’essayer de trouver qui vous êtes à travers vos possessions. Toutes ces idées sont magnifiquement résumées par le cinéma de Douglas Sirk : ces intérieurs, ces décors, ces miroirs, ces objets… Ça respire tellement la mort.
Autre détail frappant dans Loin du paradis, le choix du Connecticut. Parce que c’est le centre de l’Amérique blanche puritaine ou pour la beauté de la nature en automne ?
Tout ça, bien sûr. Et aussi, parce que c’est supposé être un concentré des sensibilités antagonistes du Nord et du Sud. D’autant que, à cette époque, la question raciale était ultrasensible : les Blancs se sentaient ouvertement supérieurs aux Noirs. Ce choix me donnait la possibilité d’explorer la mentalité d’une petite ville mesquine, oppressante et, en même temps, à l’époque, Hartford était une ville qui évoluait : c’était l’une des premières villes américaines à accueillir une exposition d’art contemporain.
D’ailleurs, l’exposition d’art contemporain est montrée comme un événement mondain. Seuls Cathy et Raymond sont touchés par le Miró.
Ça résume bien le challenge du film. Dans cette avalanche de tous ces clichés américains des années 50, il y a aussi une vérité. Et cette exposition est à la fois un événement mondain terrifiant et froid, mais aussi une réalité : à cette époque, il y avait une vraie ouverture culturelle, en particulier sur l’art moderne européen.
Pourquoi vous concentrez-vous sur les gens « en marge » ?
Je pense que mes films sont sur des gens qui ont le sentiment d’être en marge. Qu’elle soit définie comme telle par la société, ou pas. Une part de ce sentiment est d’ailleurs inconscient. Ça peut ressurgir par une maladie comme dans Safe, où le corps commence à dire quelque chose que le cerveau ne peut pas formuler. J’ai toujours été inspiré par les gens qui se sont exprimés depuis la marge : Rimbaud, Genet, Baudelaire, mais également Oscar Wilde, David Bowie en 1972, Fassbinder. Mais c’est délicat de trop montrer la protestation, parce que, tout d’un coup, ça devient trop héroïque. Et ça prive le spectateur de la possibilité de formuler sa propre protestation. Si vous voyez un film sur la vie de Rimbaud, qu’est-ce qui vous reste à faire ? Vous ne protesterez jamais autant que Rimbaud ou Genet ! Du coup, je fais des films sur les problèmes dans la société qui laissent au spectateur de l’espace pour décider lui-même de sa position. Dans Loin du paradis, Cathy ne vous dit pas ce qu’elle a appris. Mais vous savez qu’elle a beaucoup appris, vous le constatez. D’où l’importance de la musique, du choix des couleurs. Tout n’est pas dit par les personnages.
Vous avez souvent été désigné comme un « réalisateur gay » : comment gérez-vous ce statut ?
Maintenant, cela n’arrive plus beaucoup. C’est arrivé en fait au moment de Poison et j’étais ravi, à l’époque, d’être rangé dans cette catégorie, parce qu’il y avait un climat politique très lourd. Au pire moment du sida, par exemple, aucun bisexuel n’aurait dit : « Je suis bisexuel », parce que vous deviez dire que vous étiez gay. Il était impossible alors de nuancer : c’était comme une guerre. Et les films qui sortaient à l’époque, appelés queer cinema, étaient différents, formellement et dramatiquement. Cela avait un sens. Aujourd’hui, les choses ont évolué. Je ne crois pas que l’on ait encore besoin de se définir comme réalisateur gay ou bien de parler de queer cinema.
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