Les Chines s’éveillent. A l’instar de Yi Yi pour la nouvelle vague taiwanaise, Tigre et dragon va imposer le film de sabre au grand public français. En mélangeant les codes hong-kongais avec une narration et des moyens hollywoodiens, Ang Lee réussit le parfait film d’action populaire. Evénement historique. Près de trente ans après Opération dragon, […]
Les Chines s’éveillent. A l’instar de Yi Yi pour la nouvelle vague taiwanaise, Tigre et dragon va imposer le film de sabre au grand public français. En mélangeant les codes hong-kongais avec une narration et des moyens hollywoodiens, Ang Lee réussit le parfait film d’action populaire.
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Evénement historique. Près de trente ans après Opération dragon, médiocre sous-produit sino-hollywoodien avec Bruce Lee, voilà qu’un film d’arts martiaux tourné en Chine populaire et en langue mandarin par un cinéaste taiwanais est présenté sous la bannière étoilée aux Festivals de Cannes et de Deauville 2000 (car coproduit par Sony-Columbia et distribué par Warner Bros). Il en aura fallu du temps et des Armanet, Daney, Tony Rayns, Marco Müller, John Woo, Tsui Hark, Christophe Gans, Quentin Tarantino et tant d’autres, pour que le cinéma d’action chinois ait pignon sur rue et passe des crasseuses arrière-boutiques des grands boulevards aux frontons des Champs-Elysées. Applaudissons des deux mains. Surtout qu’Ang Lee, plus connu pour ses comédies et drames psychologiques sans grand relief, s’avère à notre surprise un excellent conteur. Il nous propose la meilleure synthèse possible la plus luxueuse du cinéma de cape et d’épée hong-kongais, le fameux wu xia pian, qui a brillé de ses derniers feux à la fin des années 70, avant que Tsui Hark ne le ressuscite. Evidemment, Tigre et dragon n’est pas the real thing, mais un produit de laboratoire soigneusement conçu par des connaisseurs qui, comme les moguls du Hollywood d’antan, ont réuni les meilleurs acteurs et techniciens chinois, employé le dernier cri des techniques numériques, un produit tel que les Shaw Brothers ou Raymond Chow les patrons du cinéma de Hong Kong de la grande époque n’auraient jamais osé en rêver. Donc, même si le plaisir que procure ce film est très légèrement frelaté, ne le boudons pas : Tigre et dragon est le plus ébouriffant des films de chevalerie de ces dix dernières années.
Somptueux paysages une Chine d’une splendeur jamais vue , excellents et séduisants acteurs venus de Chine, Hong Kong et Taiwan, combats traditionnels à couper le souffle, scénario mouvementé et bourré de rebondissements à la manière feuilletonesque d’Alexandre Dumas, sans parler des histoires d’amour croisées entre les deux couples de héros : le maître du sabre Li Mu Bai (Chow Yun Fat, star masculine de Hong Kong) et son alter ego féminin Yu Shu Lien (Michelle Yeoh), la jeune Jen Yu (la craquante Zhang Ziyi) et le bandit de charme Lo (Chang Chen). Bref, l’alchimie idéale du cinéma d’action historique, n’en jetez plus, la cour est pleine.
Doit-on pour autant crier au chef-d’œuvre ? On n’ira pas jusque-là. Tigre et dragon est simplement le meilleur digest possible pour ceux qui n’auraient jamais vu un film de kung-fu ou de wu xia pian. Prenons les femmes. On a loué Ang Lee pour leur avoir offert les meilleurs rôles dans Tigre et dragon. Tout aussi pugnaces et agiles guerrières que les hommes, leurs personnages sont plus forts, plus riches, en particulier la belle Jen, captive volontaire du bandit Lo, initiée aux arts martiaux par Hyène de Jade, sorcière issue du monastère Wu Tang 1 cher aux rappeurs new-yorkais. Eh bien, cette domination féminine relève moins d’une conception progressiste au goût du jour que du respect de la tradition du genre tel que l’illustra notamment le grand King Hu, principal inspirateur de Tigre et dragon. En effet, une grande partie des films, hélas inédits en France, de ce maître du wu xia pian mettent en scène des guerrières valeureuses incarnées par des actrices comme Cheng Pei Pei, Hong Kong star des années 60-70, qui tient ici le rôle de la fourbe Hyène de Jade. C’est dire à quel point Ang Lee s’appuie sur un solide background culturel. On peut aussi citer la présence dans son équipe de Yuen Wo-Ping, le plus grand chorégraphe du kung-fu qui, bien avant sa participation médiatisée à Matrix, imprime depuis les années 70 son style inspiré de l’Opéra de Pékin (école d’arts martiaux plus proche du cirque que du bel canto) aux combats du cinéma de Hong Kong dans ce domaine, Jacky Chan et Tsui Hark lui doivent tout.
Donc, Tigre et dragon condense en le magnifiant un genre qui remonte aux origines du cinéma chinois. Dans son ensemble, le film d’Ang Lee est un superbe livre d’images, d’une beauté plastique approchant celle de chefs-d’œuvre méconnus du wu xia pian comme Magic blade (1976) de Chu Yuan ou les mythiques A touch of zen (présenté à Cannes en 1975) et Raining in the mountain de King Hu. Mais en même temps, la limpidité formelle, l’homogénéité narrative et la densité romanesque cf. la magnifique relation platonique de Li Mu Bai et de Yu Shu Lien , privent ce film de la force chtonienne, du dynamisme brut et de l’abstraction calligraphique des meilleures réalisations hong-kongaises ou taiwanaises d’antan. En fait, Tigre et dragon est une œuvre postmoderne. Prenons par exemple le vertigineux et gracieux duel entre Li Mu Bai et Hyène de Jade au sommet des souples cimes d’une forêt de bambou, qui est un emprunt littéral à une scène-clé de Raining in the mountain. Au lieu d’être surdécoupée comme chez King Hu, la séquence se déroule presque en continu et, par la magie des effets numériques, les personnages gambadent sur les arbres comme des écureuils. Autrefois, pour obtenir une impression approchante, on forçait sur les artifices en alternant brusquement gros plans et plans larges, ralentis, fondus enchaînés et zooms fulgurants, typiques du cinéma de Hong Kong. Pour donner l’impression que les personnages faisaient des bonds surhumains autre figure classique du wu xia pian , on utilisait des trampolines, hors-champ naturellement, ce qui limitait la hauteur des sauts et la durée des plans. Aujourd’hui, de telles contingences sont caduques : on filme les acteurs sur fond bleu et on les incruste de façon indécelable où et comme on veut. Du coup, les personnages de Tigre et dragon se déplacent au mépris des lois de Newton, volant dans les airs, marchant sur les murs. Lors d’une poursuite sur des toits, qu’ils frôlent à peine, leurs bonds de géant les font plus ressembler à Spiderman ou Superman qu’à des ascètes des arts martiaux. Certes, Tsui Hark, en introduisant le premier des effets spéciaux à la George Lucas dans le wu xia pian, avait amorcé cette évolution stylistique. Mais ainsi, on est en train d’escamoter la dimension essentielle du cinéma de Hong Kong : la valeur montage. En éludant cette étape cruciale, on gagne en lisibilité de l’action ce qu’on perd en poésie. De même pour le son : dans les films d’action chinois, rarement tournés en son direct, le bruitage avait un rôle énorme. Fort accentué et irréel, il ajoutait à la séduction singulière de ce cinéma. Les impacts de coups lors des combats étaient toujours exagérés et les sauts des personnages étaient accompagnés par des bruits d’étoffes froissées (réalisés avec des mouchoirs en papier !). Rien de cela dans Tigre et dragon où les sons, normaux et plausibles, n’ont plus cette dimension irrationnelle (comme par hasard, les deux seuls techniciens américains du film sont justement le monteur et l’ingénieur du son). Autrement dit, ce splendide film épique est, malgré son authenticité globale, malgré ses acteurs et ses renversants extérieurs 100 % chinois, plus proche dans sa conception du cinéma américain que d’un cinéma de Hong Kong tirant sa spécificité d’une incroyable économie de moyens. La pauvreté est mère de l’invention, comme l’ont démontré tous les peuples asiatiques. Cela fait a contrario de Tigre et dragon, dont on pense par ailleurs beaucoup de bien, un film de qualité un peu mou, plus préhensible pour le grand public occidental. Cette fluidité et cet arrondissement des angles répondent sans aucun doute aux vœux d’André Bazin, adorateur du plan-séquence et, finalement, ennemi du montage ce qui le poussait à préférer Welles à Hitchcock , mais cela signifie aussi que le cinéma s’homogénéise en se métissant, comme la « world music », et que l’innovation formelle, plus que jamais éternelle empêcheuse de filmer en rond, disparaît dans les marges au profit de la continuité narrative.
1. Une des principales écoles d’arts martiaux en Chine, dont les membres, alliés aux occupants mandchous (dans le film, Jen est d’ailleurs mandchoue), détruisirent en 1768 le célèbre temple de Shaolin, maison-mère du kung-fu et de tout le cinéma afférent.
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