Le diptyque de Joanna Hogg organise une reconstruction intime par la fiction et révèle le talent d’actrice de Honor Swinton Byrne, accompagnée ici par sa mère Tilda.
“Le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant.” Cette citation de Proust, tirée de Du côté de chez Swann, donne à la réminiscence un arrière-goût de cendre, laissant sous-entendre que les cicatrices qui marquent notre mémoire ne se referment jamais tout à fait, et que d’elles, encore longtemps après la blessure, s’échappent des gouttes de temps.
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The Souvenir I & II, diptyque de la cinéaste britannique Joanna Hogg, découvert entre la Berlinale 2019 et la Quinzaine des réalisateurs de l’an dernier, a profondément à voir avec cette citation, tant les deux films s’articulent autour des liens entre sentiment de vivre, poids du deuil et désir de cinéma, et autour de la façon dont ces trois pôles ne cessent d’interagir et de muter à mesure que le temps s’écoule.
Le terrain d’une double archéologie
Autobiographique à quelques affabulations près (mais essentielles, on y reviendra), The Souvenir – première partie – raconte la jeunesse de Julie, une fille de bonne famille qui, dans l’Angleterre thatchérienne des années 1980, entame des études de cinéma tout en vivant son premier grand amour avec Anthony, un dandy plus âgé, désargenté et héroïnomane, qui prétend travailler comme espion au service du ministère des Affaires étrangères. C’est sur sa disparition que se clôt le premier volet et s’ouvre le second, dans lequel Julie se remémore la relation toxique qu’elle a vécue afin d’en tirer son film de fin d’études, une sorte de mémorial amoureux donc, terme que lui suggère un camarade cinéaste.
Le premier film raconte Julie dans le présent d’une passion incandescente, douloureuse et non dénuée de violences patriarcales
The Souvenir I & II est le terrain d’une double archéologie : la première s’exerce d’un film à l’autre, et la seconde, du diptyque qu’ils forment au tout premier film de la cinéaste. Déployés de part et d’autre de la disparition d’Anthony, incarné par Tom Burke (qui a récemment prêté son visage bougon au Orson Welles du dernier film de Fincher), les deux volets explorent la liaison nocive que ce dernier entretient avec Julie, jouée par Honor Swinton Byrne, fille de Tilda Swinton, à l’écran comme à la ville, et véritable révélation.
Le premier film raconte Julie dans le présent d’une passion incandescente, douloureuse et non dénuée de violences patriarcales. Tandis que le second vient en excaver les fondations et accompagne une reconstruction intime à travers le film que Julie, plus forte qu’elle ne le croit, tente de faire sur cette relation.
En confiant l’interprétation de sa tragédie amoureuse aux personnages joués par Ariane Labed et Harris Dickinson (on regrette que Robert Pattinson n’ait finalement pu incarner ce rôle, comme c’était prévu avant qu’il ne signe pour Batman, entraînant la réécriture du scénario), la jeune femme traverse les étapes de son deuil autant qu’elle examine l’énigme relationnelle qui l’a transformée en infirmière au service d’un junkie doté d’un charme magnétique, mais au demeurant macho, menteur et arrogant.
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Et pourtant, les films – tant ceux de Joanna Hogg que celui que finira par réaliser son double à l’intérieur de la fiction – ne sont pas à charge. Joanna Hogg/Julie regarde l’apprentissage de la jeune cinéaste qu’elle a été avec une distante proximité, une affectueuse réserve.
Une combustion permanente
La fascination qu’on éprouve à regarder un film de Joanna Hogg se situe quelque part dans ces oxymores. Sa mise en scène est une caresse gantée. Les réalités enchâssées qu’elle explore sont recouvertes d’un opercule de pudeur et de sagesse, sous lequel palpite un cœur chargé de désirs exaltés, déraisonnables et fantaisistes. C’est pourquoi son cinéma ne se réduit pas à son esthétisme pictural et décoratif.
Son bel aspect de peinture à l’huile ou d’objet rétro (à noter l’impeccable bande-son art rock allant de The Jesus and Mary Chain à Nico, en passant par Talk Talk et Bronski Beat) est sublimé par une combustion permanente. La cinéaste fait feu de tout bois : sa propre vie, celle qu’elle a fantasmée, sa filmographie passée, les films qu’elle a rêvés et ses liens avec la famille Swinton. Car ces derniers remontent à bien plus loin que The Souvenir.
La dernière séquence sublime du second film nous l’indique avec malice : un film peut en cacher un autre, et ce qu’on prenait pour la réalité est toujours une fiction. En 1986, Joanna Hogg signe Caprice, son film de fin d’études. C’est grâce à son mentor, l’artiste Derek Jarman, qu’elle rencontre celle qui sera son actrice principale, une autre débutante nommée Tilda Swinton.
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Ce court métrage surréaliste raconte les rêveries d’une jeune femme qui, en allant acheter son magazine de mode comme chaque mercredi, est aspirée par ses pages et traverse une suite de tableaux où elle rencontre rédactrice en chef, critique star et égéries. Son diplôme en poche, Joanna Hogg se dirigera ensuite vers la réalisation de clips musicaux, puis vers la télévision, et mettra plus de vingt ans à signer son premier long métrage.
Vie et art indissociablement liés
À la fin de The Souvenir II, son cinquième film, elle ressuscite le moment où elle présente son film de fin d’études. S’il ne s’agit pas de Caprice mais d’un court métrage que Julie dédie à Anthony, Joanna Hogg en reprend la structure. Ainsi, les deux formats courts – celui qu’elle a réalisé à 26 ans et celui qu’elle insère dans son nouveau film – démarrent exactement de la même façon.
Une jeune femme (Tilda à 25 ans, ici remplacée par sa fille quasiment au même âge, produisant un vertigineux récit sur la filiation d’un visage) est projetée dans un espace mental après avoir été aspirée par une image : la cover d’un magazine dans Caprice, le tableau Le Souvenir, de Fragonard, dans le film auquel il donne son titre. Elle traverse ensuite une suite de scènes aux textures d’images variées, avant de faire demi-tour à la hâte, pour se libérer de la rêverie. Dans Caprice, il s’agit d’échapper aux diktats de la presse féminine, tandis qu’ici, c’est du fantôme d’un amoureux toxique qu’il s’agit.
Avec ce mensonge biographique en forme de clin d’œil à sa filmographie, Joanna Hogg se fabrique un souvenir, elle s’écrit une mémoire alternative
À la fin du court métrage de Julie, son personnage s’apprête à déchirer le voile du rêve pour revenir à la réalité, caméra au poing et scandant “I’m born again”. Avec ce mensonge biographique en forme de clin d’œil à sa filmographie, Joanna Hogg se fabrique un souvenir, elle s’écrit une mémoire alternative. Derrière cette vision du cinéma comme thérapie, The Souvenir a une dimension ontologique. Il ne cesse de dessiner un réseau complexe et sensible sur la manière dont vie et art sont indissociablement liés, selon un joyeux processus d’interfécondation. Lors de ces allers-retours constants entre passé et présent, vérité et imaginaire, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Reborn again.
The Souvenir I & II de Joanna Hogg, avec Honor Swinton Byrne, Tilda Swinton, Tom Burke (G.-B., É.-U., 2019, 1 h 59 et G.-B., 2021, 1 h 46). En salle le 2 février.
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