Réédition d’une fiction proche du docu sur le Los Angeles des sixties au quotidien. Superbe pépite de trois documentaristes gauchistes à redécouvrir.
Un trésor caché, une petite pépite extraite d’un tiroir oublié des sixties. Quand The Savage Eye est sorti en 1960, les studios hollywoodiens perdaient de leur superbe au profit de la télévision et d’une contre-culture en plein boom. Le cinéma en particulier était en pleine ébullition, avec la Nouvelle Vague en France, le free cinema en Angleterre, et les prémices d’un cinéma radicalement indépendant à New York avec les Cassavetes, Shirley Clarke ou autre Jonas Mekas. Le monde prenait conscience que le cinéma pouvait être un art à part entière, un outil politique critique, et que l’on pouvait faire des films hors du système et avec peu d’argent.
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C’est dans ce contexte que se monte The Savage Eye, avec trois réalisateurs aux manettes. Ben Maddow, auteur de docus d’extrême gauche, traqué par le maccarthysme, mais aussi scénariste de Quand la ville dort et de Johnny Guitare ; Sidney Meyers, qui fut le monteur de Film, le cultissime moyen métrage de Samuel Beckett avec Buster Keaton ; et Joseph Strick, qui vit actuellement à Paris, qui réalisa aussi un docu sur le Vietnam montré en complément de programme de The Savage Eye.
Le film apparaît avant tout comme un remarquable documentaire sur la Los Angeles de l’époque. Le réseau de freeways, les étendues pavillonnaires, les salons de coiffure, les bars, les objets, lieux, fétiches et signes divers de la société de consommation en plein développement, le charlatanisme de la religion sont ici magistralement captés, et photographiés. Le point de vue des trois auteurs était à l’époque très critique et on voit bien qu’ils entendaient dénoncer le “cauchemar climatisé”. Mais aujourd’hui, à quarante ans de distance, le film peut accueillir une autre lecture beaucoup plus empathique ou ambiguë où Los Angeles séduit et fascine au moins autant qu’elle irrite.
Notre guide dans le film et dans la ville est Judith, femme d’une quarantaine d’années qui débarque à L.A. pour refaire sa vie après un douloureux divorce. L’originalité du film consiste à remplacer les traditionnels dialogues in par une voix off étrange, à la fois commentaire surplombant de la nouvelle existence de Judith et sorte de voix intérieure du personnage, qui imprime un caractère puissamment féministe au film.
Sans didactisme pesant, The Savage Eye montre la solitude des femmes, leurs difficultés économiques, la perversité d’une société modelée par les hommes qui suscite partout le désir féminin sans lui donner les moyens de son accomplissement. Plastiquement, The Savage Eye évoque les peintures d’Edward Hopper, les photos de Robert Frank ou Weegee, et fait penser à du jazz dans sa façon d’enchaîner des scènes éparses de la vie quotidienne angelesienne, brodant librement autour d’un thème central. Dans sa façon de brouiller la frontière entre fiction et docu, le film était d’une modernité toujours actuelle.
The Savage Eye est présenté avec un court de Joseph Strick, Vétérans du massacre de My Lai, oscar du meilleur documentaire en 1971. Cinématographiquement, cette suite d’interviews d’ex-soldats ayant participé à ce tragique épisode du conflit vietnamien est tout à fait quelconque. Mais il fit à l’époque l’effet d’une bombe et contribua à généraliser le mouvement antiguerre. Pour la première fois, des Américains décrivaient les exactions commises au Vietnam, les crimes de guerre et les dérapages de jeunes gens ordinaires. Là encore, le film n’a rien perdu de son actualité et résonne autant avec Valse avec Bachir qu’avec les événements d’Abou Ghraib.
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