L’auteur de la romance indé « Blue Valentine » change de ton avec un mélo feuilletonesque et racé au cœur de l’Amérique white trash.
Que trouve-t-on au-delà des pins, dans cet endroit mystérieux annoncé par le titre du film ?
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Une certaine idée de l’Amérique, la vraie. Celle de la violence héréditaire et de la pauvreté, où les hommes turbinent dans des garages miteux de l’eastern sauvage et les femmes s’épuisent au diner, tandis que les fils illégitimes noient leur chagrin dans la dope.
Celle, aussi, qui sert de décor à l’existence minable d’un cascadeur à moto, Luke (Ryan Gosling), qui circule dans tout le pays avec une foire itinérante, pour cinq minutes de show, quelques dollars et l’illusion de la célébrité.
Un jour qu’il fait escale dans l’une de ces villes désertées, où le temps semble suspendu, Luke apprendra d’une ancienne conquête (Eva Mendes) qu’il est père d’un jeune garçon.
Lui qui avait toujours œuvré pour n’avoir aucune attache, pour se maintenir à côté de la vie et de ses contingences, décidera alors d’assumer ses responsabilités et de pourvoir aux besoins de sa nouvelle famille ; mais il le fera à sa manière, c’est-à-dire à la manière d’un misfit sans éducation ni conscience : par la bande, les braquages et le petit gangstérisme.
À ce moment du film, on voit bien se profiler une suite au Drive de Nicolas Winding Refn, une autre love story croisée de polar vintage, cette fois-ci déplacée au centre de l’Amérique white trash.
Ce que l’on n’avait pas prévu, et qu’il faut ici dévoiler au risque de sacrifier un peu l’effet de sidération, c’est une violente rupture narrative qui vient éclairer le film d’une toute autre ambition.
Soit un récit qui abandonne très vite son personnage principal, Luke, pour se consacrer à celui d’un flic zélé, lui aussi jeune père (Bradley Cooper), avant qu’un autre twist nous entraîne, quinze ans plus tard, vers le portrait de leur descendance (dont le troublant Dane DeHaan, vu dans Chronicle).
De l’infime romance à la tragédie majuscule, The Place Beyond the Pines dévie ainsi en puissante saga familiale, dépliant les trajectoires accidentées de ses nombreux personnages le long d’une fresque lo-fi qui saute d’une époque à l’autre, digresse, et s’étourdit dans un vertige romanesque.
Au cœur de cet écheveau d’histoires, dont la question majeure pourrait être “Que lègue-t-on à nos fils ?”, c’est bien sûr la faillite de l’american way of life qui s’écrit une nouvelle fois, cette conscience de la perte imprimée dans un lamento crépusculaire.
Il y aurait presque quelque chose d’anachronique, une sorte de flamboyance désuète à s’inscrire ainsi dans cette pure tradition du classicisme hollywoodien, des westerns nostalgiques de Ford ou des mélos de Minnelli dont le film reconduit la plupart des motifs : les foyers condamnés par la violence, la figure du bien ambivalente ou l’obsession absurde de vengeance.
Tout un bazar mythologique revisité avec foi par Derek Cianfrance, qui gravit un échelon après sa belle rom-com Blue Valentine dont on retrouve ici le style paradoxal : ce mélange fragile de coquetteries indé (les acteurs performeurs, enlaidis sous les postiches) et d’ultraréalisme, de joliesse et de rugosité, comme une tension permanente entre le cliché et la fulgurance documentaire.
Mais la grande force du film, et plus généralement du cinéma de Derek Cianfrance, c’est surtout la relation que celui-ci a nouée avec son acteur fétiche, Ryan Gosling, à qui The Place Beyond the Pines semble entièrement dédié.
De sa première apparition, hyperfétichisée, jusque bien après sa brutale éclipse, l’acteur imprime sa présence bizarre, presque fantomatique (il est littéralement le ghost rider) dans toute la mémoire du film, qui ne cessera de ressasser l’émotion de ses images originelles.
Faire disparaître si tôt Gosling et son personnage, c’est moins pour le cinéaste une manière de relancer le récit que de se mettre à l’épreuve mélancolique de cette absence, de se confronter au vide.
C’est quitter un temps la grande histoire américaine et ses passages obligés pour épouser le point de vue d’un orphelin dans de superbes scènes fantasmatiques – une virée inquiétante dans la forêt, ou des courses à moto filmées comme en apesanteur depuis le ciel –, qui referment le film sur l’angoisse vertigineuse des souvenirs.
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