Le génocide méconnu de 1965 en Indonésie, appréhendé du point de vue des victimes. Un documentaire d’une grande puissance.
The Look of Silence se présente comme la suite de l’incroyable documentaire The Act of Killing, qui révéla à la face du monde le génocide indonésien oublié de 1965 qui aurait fait près d’un million de victimes, une furie meurtrière consécutive au coup d’Etat et à la destitution du président Sukarno par une junte dirigée par le général Suharto. Lequel s’empressa d’éliminer manu militari l’opposition et en particulier les membres de l’important Parti communiste indonésien (avec, peut-être, en sous-main le soutien des Etats-Unis, comme cela apparaît en filigrane à un moment du film). Cette répression tourna au massacre pur et simple, touchant surtout les franges modestes, politisées ou non, et prenant parfois une tournure ethnique (des Chinois furent victimes de la vague meurtrière).
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Dans The Act of Killing, Oppenheimer interviewait deux ex-gangsters (Congo et Koto), recrutés comme tueurs par l’armée, qui mimaient et décrivaient sans complexes leurs meurtres ignobles. Le film semblait d’une certaine manière leur tendre la perche en poussant l’horreur parfois jusqu’au kitsch (reconstitutions affreusement bouffonnes des tueries). Provocation presque nécessaire (pour noyer le poisson) dans un pays dont les dirigeants continuaient à louer les crimes du régime de Suharto, et où les assassins pouvaient se pavaner effrontément en public.
Des familles incrédules devant les actes de leurs pères
Au spectacle extraverti de The Act of Killing, exprimant avant tout le point de vue des tortionnaires (leurs aveux, obtenus par la flatterie), Oppenheimer oppose dans The Look of Silence le regard accusateur des victimes sur un mode plus intériorisé et profond. Notamment celui d’Adi, ophtalmologue quadragénaire dont l’un des frères, Ramli, fut exécuté avec une cruauté inouïe en 1965.
Tout en visionnant des images tournées par Oppenheimer dès 2004, où d’autres chefs d’escadrons de la mort décrivaient leurs méfaits par le détail, notamment l’assassinat sauvage de son frère, Adi mène lui-même l’enquête, rencontre des parents, voisins, victimes, mais aussi et surtout des meurtriers auxquels il demande frontalement des explications, y compris devant leurs familles incrédules – voire émues par des actes que leurs pères avaient cachés. Les tortionnaires sont verbalement malmenés, harcelés ; certains se présentent à leur tour comme des victimes.
Pendant cette tournée expiatoire ou du moins interrogative à propos des exécutions de la rivière Serpent – où furent précipitées des centaines de victimes, dont Ramli –, Adi donne d’une certaine manière le change en prenant des mesures pour la confection de lunettes (y compris pour les anciens bourreaux). Cela explique la photo de l’affiche du film, qui rappelle celle de L’Aveu de Costa-Gavras (sur la torture). En contrepoint absolu, on assiste à des scènes familiales sereines ou ludiques avec les enfants d’Adi, qui montrent qu’une certaine sérénité prévaut désormais en Indonésie.
Le poids du cinéma pour le rétablissement de la justice
Cet aspect familier ne fait évidemment pas oublier quel peut être parfois le poids du cinéma pour le rétablissement de la justice – ou du moins d’une vérité occultée pendant trop longtemps. On se souvient des documentaires sur la tragédie du Rwanda, du Chagrin et la Pitié d’Ophuls sur l’Occupation, de Shoah de Lanzmann sur l’extermination des Juifs, et des films de Rithy Panh à propos du génocide khmer. Tous ont contribué directement à l’histoire et à l’inventaire de crimes contre l’humanité commis au XXe siècle.
Jusqu’aux enquêtes d’Oppenheimer, quasiment rien n’avait filtré à l’étranger de ces tueries massives ; le gouvernement génocidaire était le seul à être resté en place (même si son principal responsable, Suharto, avait été écarté du pouvoir) et à n’avoir jamais remis en cause son rôle. La preuve dans The Act of Killing, où les tueurs de communistes étaient félicités par le vice-président indonésien et célébrés à la télévision.
Avec The Look of Silence, Oppenheimer étaie et approfondit un premier constat violent et provocateur. Il l’humanise et le rationalise en décrivant par le détail comment des familles ont été décimées par cette frénésie criminelle de l’Etat. Avant les révélations claires et nettes des films d’Oppenheimer, les Indonésiens savaient, bien sûr, mais ils se taisaient de peur de possibles représailles. Depuis, la situation a légèrement évolué. L’horreur est publique, les monstres montrés du doigt.
En salle le 30 septembre
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