Boudée par les majors mais montée par Netflix, une vaste fresque sur la décrépitude où Scorsese inocule à ses motifs fétiches un goût de cendre.
On trouve, dans The Irishman, la trace de Silence : comme si Scorsese avait inoculé à l’intérieur de ses habituelles fresques déchaînées un peu de cette humeur méditative, de ce recueillement dans lequel baignait son précédent film. Une subite lenteur qui vient gripper la machine à gangsters : The Irishman ou la vie, des sixties jusqu’aux années 1990, de Frank Sheeran (Robert De Niro), simple camionneur qui (par appât du gain, de l’amitié et de la fiction) rejoint le crime organisé et devient l’homme de main du charismatique Russell Bufalino (Joe Pesci) auquel il restera fidèle toute sa vie.
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Sur un tube de Dion And The Belmonts, le film s’ouvre sur un magnifique travelling qui traverse les couloirs d’une maison de retraite, cherchant du regard son protagoniste, Frank Sheeran, vieillard décrépit dans sa chaise roulante et qui, face caméra, se souvient, convoque à l’écran les grands moments de sa vie, comme ce long voyage en voiture avec Bufalino et leurs femmes. Un road-movie autour duquel s’agencent les strates de temps : on pense forcément à Voyage à deux de Stanley Donen, sauf que le couple chez Scorsese (et on le sait depuis Mean Streets), ce sont les deux hommes. Devenu un proche de Jimmy Hoffa (Al Pacino), leader syndicaliste des routiers américains, figure célèbre en son temps et imparfaitement oubliée de l’histoire américaine, Sheeran devra finalement choisir entre ses deux amours, ses deux loyautés.
La mort au travail
Nul éloge viriliste et complaisant de la camaraderie ici, tant tout le film avance à l’énergie d’une lucidité douloureuse mais toujours canaille. Si la violence a toujours été le principe de régénération de la mise en scène de Scorsese, elle concerne ici la mort au travail, le délitement des corps, la fatigue de toute chose. A ce titre, The Irishman se place sous le patronage de Touchez pas au grisbi, de Jacques Becker, où deux gangsters (Jean Gabin et René Dary) préparent un ultime coup avant de profiter d’une retraite confortable. Grand film qui liait l’amitié à la vieillesse et auquel Scorsese emprunte ses discussions entre bébés vieillards en pyjamas et son magnifique thème principal joué à l’harmonica fatigué.
Séquence finale impitoyable
On peut facilement concevoir qu’Hollywood n’ait pas voulu du projet, tant l’industrie est devenue bien incapable de regarder la mort en face, de regarder, comme le fait Scorsese, les hommes mourir et tomber, non pas sous les détonations glorieuses du film de gangsters, mais d’avoir simplement vécu leur vie. A vouloir filmer la mort, The Irishman ne pouvait qu’être une splendide réflexion sur les acteurs et leurs deux corps, comme il en est des rois : l’un mortel (et nié sans cesse par la machine cinéma), et l’autre éternel. La manière dont Scorsese use imparfaitement de la technologie de rajeunissement numérique (de-aging) ne pouvait qu’avoir valeur de commentaire : elle vient figurer, en les superposant mal, ces deux corps et l’implacable victoire de la part mortelle et de l’inéluctable, même pour nos idoles hollywoodiennes.
Sous le regard de l’enfant
Travaillé par le déclin, avançant avec des béquilles, The Irishman a les atours d’une fresque cahotante, bizarrement calme. Comme si Scorsese lui-même ne croyait plus à sa propre vitesse : nous ne sommes plus dans le wagon de l’attraction, mais sur le bas-côté, dans ce temps blanc et insignifiant des réfectoires, de ce diner où l’Histoire (l’assassinat de Kennedy) passe à la télé. Ce pas de côté, Scorsese le figure par le regard de la fille de Sheeran, qui revient à intervalles réguliers questionner la vie de son père. D’un bout à l’autre du film, le regard de l’enfant, chose inédite chez Scorsese, résonne comme un lancinant rappel à l’ordre, une brèche vertigineuse.
Impitoyable séquence finale
Il y a cette réplique déchirante, lorsque deux inspecteurs se rendent chez Sheeran pour lui soutirer une dernière confession. A la nouvelle de la mort d’un de ses rivaux, il demande, l’air méfiant, suspectant un énième acte mafieux : “Qui l’a tué ?”. Et un inspecteur de répondre : “Le cancer”. D’une réplique, l’idiotie refoulée de la réalité affleure à la surface du cinéma de Scorsese. A travers Sheeran, c’est tout son système qui se rend compte que la fiction n’est peut-être que cela, une déformation professionnelle. La séquence finale, impitoyable et sublime, nous montre un homme pris dans le temps de l’attente, qui s’est cru personnage et qui termine en homme, guettant comme nous un événement qui n’arrive jamais. Comme si, en bons habitués du cinéma de Scorsese, nous attendions une déflagration qui viendrait relancer la fiction, et nous libérer du réel.
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The Irishman de Martin Scorsese avec Robert De Niro, Al Pacino, Joe Pesci, Harvey Keitel (E.-U., 2019, 3h29)
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