Les locataires. Dans The Hole, le Taiwanais Tsai Ming-liang creuse névrotiquement ses obsessions : ultramoderne solitude, sauve qui peut (la vie urbaine), que d’eau que d’eau et tutti quanti. Situé dans un futur proche dévasté par la pluie et la maladie, ce film dépouillé est plus dissonant que jamais. Tsai Ming-liang n’est pas un créateur […]
Les locataires. Dans The Hole, le Taiwanais Tsai Ming-liang creuse névrotiquement ses obsessions : ultramoderne solitude, sauve qui peut (la vie urbaine), que d’eau que d’eau et tutti quanti. Situé dans un futur proche dévasté par la pluie et la maladie, ce film dépouillé est plus dissonant que jamais.
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Tsai Ming-liang n’est pas un créateur particulièrement versatile. Il creuse obstinément le même sillon. Littéralement travaillé par ses obsessions, ses phobies incurables, il les pousse au bout de leur logique dans son quatrième long métrage, The Hole, version cinéma de La Dernière danse, film télé produit par Haut & Court et diffusé par Arte dans le cadre de la série 2000 vu par… Les détracteurs du cinéaste pourront lui reprocher de radoter. Les autres applaudiront au contraire son audace consistant à radicaliser à l’extrême tout ce qu’il a brillamment expérimenté par le passé. Mêmes acteurs : Lee Kang-sheng, le Jean-Pierre Léaud du cinéaste, et Yang Kuei-mei, déjà présente dans Vive l’amour ! Mêmes personnages. Mêmes situations. Mais cette fois, les citadins ne sont pas seulement isolés mentalement, ils le sont aussi physiquement. Ici, la société se réduit pratiquement aux deux principaux protagonistes, un homme et une femme, sortes d’Adam et Eve autistes de l’enfer urbain.
Comme d’habitude chez Tsai Ming-liang, ils sont confrontés à des problèmes de robinets qui fuient, d’eaux courantes et menaçantes, mais dans le cas présent, ils sont cernés encore plus sûrement par une pluie battante qui les confine à leur appartement-boîte. L’histoire se déroule fin décembre 1999, mais c’est en réalité un film de science-fiction, le plus beau, car le plus élémentaire qu’il nous ait été donné de voir depuis des lustres. The Hole appartient à la famille des récits de SF post-technologiques qui postulent une disparition plus ou moins complète du genre humain après une quelconque catastrophe. On pense aux modèles du genre comme Je suis une légende, le roman de Richard Matheson adapté au cinéma sous le titre Le Survivant (The Omega man) par Boris Sagal.
Ça se passe quelque part à Taiwan. La population du quartier (de la ville ? du pays ?) où habitent les héros a été en grande partie évacuée par les autorités pour cause d’épidémie. Les victimes sont, dit-on, atteintes d’un étrange syndrome qui les pousse à s’enfouir, à se calfeutrer comme des insectes dans des recoins sombres et humides. Une métaphore transparente de tout le cinéma claustrophobe et aquaphobe (ou aquaphile ?) de Tsai Ming-liang. Seuls sont restés dans cette zone de quarantaine une poignée (invisible) d’irréductibles, dont un jeune homme et sa voisine du dessous qui vivent dans un vaste immeuble collectif. Culturellement, socialement et géographiquement on ne peut plus proches, ils restent totalement étrangers l’un à l’autre. Cette fois, il n’est plus possible de tempérer le propos par un éventuel hors-champ, par une éventuelle échappatoire humaine en dehors de la sphère d’intérêt très nombriliste et paranoïaque des personnages. Il n’y a pas de signe de vie concret au-delà du rideau de pluie qui masque le champ de vision, mis à part les alarmants communiqués officiels des autorités et les sacs poubelles qu’on voit régulièrement tomber des fenêtres (le gouvernement a arrêté le ramassage des ordures), jetés par quelques locataires théoriques.
Cela posé, intervient l’événement central du film : alléguant une fuite, un plombier vient percer un trou dans le plancher du jeune homme, donc dans le plafond de sa voisine. Le mur de l’indifférence est symboliquement aboli, se dit-on. Mais ce serait trop simple. Certains iront jusqu’à invoquer l’esprit de Georges Bataille à propos de ce trou béant qui est également un oeil puisque le voisin l’utilise pour mater sa voisine. On parlera de la fameuse pulsion scopique commune à tous les obsédés du sexinéma. Pourtant, malgré son obscénité, ce trou-là n’est pas réellement un organe à jouir. En un sens, c’est beaucoup plus pervers. C’est un outil de vérification de l’altérité. Le jeune homme s’en sert pour épier sa voisine dépressive plus que pour la désirer , mais aussi pour la dominer, la perturber, consciemment ou inconsciemment. Ainsi, dans une scène typique du cinéaste par son outrance grotesque, le voisin, rentrant chez lui dans un état d’ébriété avancé, vomit carrément à travers l’orifice, qui devient alors un tout-à-l’égout (ou un tout-au-dégoût) improvisé. Inutile de dire que la « sous-locataire » reçoit une bonne partie de la chose.
De là à en déduire que Tsai Ming-liang vomit (sur) le genre humain, il y a un pas que nous nous garderons prudemment de franchir. Certes, ce premier contact a un caractère répugnant, mais ça vaut toujours mieux que l’indifférence. Par la suite, plus ludique, le jeune homme versera de l’eau dans le trou, puis finira par l’agrandir… Autrement dit, c’est réellement un début de communication qui s’instaure, un prélangage, organique et visuel. On remarquera en passant la folle originalité du dispositif, constamment vertical. Dans ces échanges de haut en bas et de bas en haut, champ et contrechamp sont remplacés par plongée et contre-plongée, ce qui contrevient à toutes les conventions de la mise en scène cinématographique, qui repose par essence et par commodité sur l’horizontalité.
L’antithèse absolue de cette régression quasi animale est figurée par la fulgurante irruption de la comédie musicale style années 50. Accompagnée ou non par des choristes, Yang Kuei-mei chante en play-back des tubes de Grace Chang, star hong-kongaise des années 50. Ces scènes, dansées par les deux héros et quelques comparses costumés et maquillés avec sophistication, détonnent furieusement dans ce monde où tout va à vau-l’eau. Cette façon de camper d’irréels numéros de music-hall sur les lieux mêmes (les couloirs de l’immeuble, les ascenseurs) de la déréliction morale et matérielle des personnages manifeste bien sûr une insondable nostalgie pour un univers insouciant et artificiel que notre époque de réalisme social réprouve implicitement. D’autre part, c’est un référent cinéphilique évident : « Les années 50 et 60 furent les grandes années des comédies musicales de Hong-Kong à la mode hollywoodienne, explique Tsai Ming-liang. (…) Ces films chantaient les louanges du bien-être des classes moyennes et faisaient l’éloge des valeurs conformistes et matérialistes. Ils étaient même assez décadents.«
Autrement dit, tout ce décorum hédoniste, cette joie de vivre parmi les paillettes et le strass n’étaient que des mirages. Le ver se trouvait déjà dans la pomme. « Il fallait que le spectateur comprenne que l’atmosphère classique n’était rien d’autre qu’un pur fantasme. » Des emballages jolis et clinquants, mais au contenu hautement toxique. Le prix à payer pour cette insouciance sophistiquée de la société du ludisme débridé est l’aliénation, l’isolement, l’insécurité, la pollution. Il y a dans ces scènes guillerettes qui surviennent régulièrement comme des cheveux sur la soupe un arrière-goût cynique et glaçant. Les vampires du passé viennent se pavaner effrontément sur les décombres et se repaître des derniers restes de vie sur la terre.
Pourtant, une forme d’espoir fragile se fraie un chemin dans les fissures du cauchemar. Dans ce panorama humainement dévasté, le voisin et la voisine vont, à l’instar du couple originel du monothéisme, revenir à la case départ, quasiment aux prémices de la préhistoire. C’est en imitant le comportement des bêtes dans leur terrier qu’ils pourront réinventer de bric et de broc un semblant de société. La dernière scène, les derniers plans, où les mains se tendent l’une vers l’autre, qui peuvent rappeler de loin La Création d’Adam, fragment célèbre de La Genèse de Michel-Ange, ne constituent pas une fin, mais un formidable commencement. Loin d’accabler, Tsai Ming-liang est un cinéaste qui élève.
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