The Doom generation, quatrième film de Gregg Araki, est le premier à être distribué chez nous. On y découvre un cinéaste nourri de musique, gay revendiqué, d’origine japonaise mais qui s’assume pur produit de la suburbia californienne. “Tu connais LA ? Alors tu sais qu’en ce moment il fait beau là-bas. J’ai le mal du […]
The Doom generation, quatrième film de Gregg Araki, est le premier à être distribué chez nous. On y découvre un cinéaste nourri de musique, gay revendiqué, d’origine japonaise mais qui s’assume pur produit de la suburbia californienne.
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« Tu connais LA ? Alors tu sais qu’en ce moment il fait beau là-bas. J’ai le mal du pays. Ça fait trois jours que je suis parti et LA me manque déjà. » Jeans troués, rangers aux pieds, débardeur qui dévoile une musculature bronzée et tatouée, bière à la main, affalé de tout son long sur un canapé, Gregg Araki laisse une première impression de sale gosse américain caricatural, l’un de ces « brats » pourris gâtés des banlieues gazonnées douillettes et ennuyeuses, zombies de la pop-culture américaine à la Beavis & Butthead accrochés à leur univers MTV/bagnoles/rock/junk-food, comme un répliquant des personnages de son film, The Doom generation, qui ne voudrait rien connaître d’autre que sa morne suburbia, et surtout pas les pays ou les cultures qui ne parlent pas sa langue.
Poussé en graine à Santa Barbara, Gregg Araki admet parfaitement être le pur produit de l’univers climatisé des classes moyennes blanches, cette société anesthésiée des shopping malls et de la consommation. Pourtant, Araki est d’origine japonaise, le genre « d’accident » qui aurait pu le faire dévier des rails rectilignes de la robotisation Wasp. Mais non, le gaillard se fiche de ses racines comme de son premier sushi.
« Dans une ville comme Santa Barbara, vous avez plutôt tendance à vous assimiler qu’à faire valoir vos différences. C’est mon vrai background. Je suis 100 % américain, 100 % le produit de ce milieu et de cette culture. Je ne parle pas un mot de japonais, je n’ai aucune relation avec mes racines ethniques, je ne pense pas que ce soit si important. Je ne vis pas dans le passé : je crois que le plus important, c’est ce que vous faites de votre vie, du présent. La race des gens, leur origine, leur préférence sexuelle, je m’en fiche : j’ai des potes de toute race, tout milieu, des hétéros, des homos… Je m’intéresse aux gens, à ce qu’ils sont intérieurement. Je suis allé au Japon pour de brefs séjours et je m’y suis senti très étranger. »
Adolescent, le jeune Gregg dévore de la bande dessinée, se passionne pour la collection des Marvels Comix et les aventures de Spiderman et autres Batman. A l’université, section beaux-arts, il s’inscrit dans un cursus de cinéma et découvre le septième art comme une sorte de prolongement logique de la BD, un moyen encore plus élaboré, complexe et vivant de raconter des histoires visuellement.
« Je n’étais pas du tout cinéphile avant de mettre les pieds dans une école de cinéma. J’ai commencé à regarder les films avec un autre regard. J’ai étudié l’histoire du cinéma, la théorie, l’analyse, la sémiologie et blablabla… J’adore le langage des films et j’ai adoré l’analyser pour mieux le comprendre. »
Pendant ses sept ans de cursus, un monde nouveau va s’ouvrir et emmener Araki bien loin des allées proprettes de Santa Barbara : il passe de l’univers de Spiderman à celui de Keaton, Hawks, Bresson, Fassbinder ou Godard, pour ne citer que quelques-unes de ses influences revendiquées. Araki se construit une culture, un savoir et surtout une mémoire, cette case du cerveau qui semble manquer à tant d’Américains. « En Amérique, la majorité du public ne sait même pas qui est Buster Keaton ou n’a jamais vu L’Impossible M. Bébé. Malheureusement, cette inculture est aussi le fait de nombreux cinéastes : ils apprennent la technique mais pas l’histoire de leur art, ils n’ont rien vu d’antérieur à 1970. Par exemple, un truc qui me frustre à propos des critiques de Doom : on n’arrête pas de le comparer à Tueurs nés. Merde, pourquoi prendre en référence un film vieux de six mois ? Non, je n’ai pas pensé à Tueurs nés, mais à toute une tradition du film de cavale : Les Amants de la nuit, Bonnie & Clyde, Gun crazy, Badlands… Contrairement à la plupart des gens, je ne me nourris pas uniquement de ce qui passait sur les écrans le mois dernier. »
Gregg Araki réalise son premier film en 87, Three bewildered people in the night, qui remporte le prix du Jury à Locarno la même année. Suivront, toujours produits en totale indépendance avec trois francs six sous, The Long weekend of despair, élu meilleur film indé au festival de LA 89, puis en 91, The Living end. The Doom generation est son premier film distribué en France, mais il présente surtout la particularité d’être coproduit par UGC et Why Not Production, la société de Pascal Caucheteux. Entre le classicisme très français de Desplechin et l’éthique documentaire de Garrel, le film d’Araki déboule dans le catalogue de Why Not comme un néon rose dans une vieille rue de Paris, comme une flaque de ketchup sur un magret de canard. The Doom generation se signale avant tout par le visuel, des décors, des cadrages et un montage hyperstylisés, nourris de BD, de pop-art et de MTV. Comme du Hal Hartley moins cérébral et plus instinctif, du Godard dont on ne retiendrait que la surface, ou encore Les Amants de la nuit repensés par The Jesus & Mary Chain. Gregg Araki reprend la tradition des films de couple en cavale, toute une lignée qui part du film de Nicholas Ray et passe par Gun crazy, A bout de souffle ou Badlands qu’Araki tient pour un chef-d’œuvre. Sauf que dans Doom, le couple traditionnel est remplacé par un trio sexuel une fille et deux mecs. Mais quand on lui reproche son regard postmoderne chic, une vision design du monde et du cinéma dans laquelle les personnages sont des silhouettes drôlement sapées mais qui manquent d’épaisseur, Araki se défend d’avoir fait un Sailor & Lula new-wave.
« L’humour et le design du film créent un certain niveau de distance. En même temps, je ne me fiche pas du tout de mes personnages : je les aime, je suis de leur côté. Je n’ai pas voulu faire un film à la Sailor & Lula, que je n’aime pas beaucoup. Lynch se moque un peu du genre. Or, c’est mon genre préféré. Il est clair également qu’il se fout de ses personnages, comme s’il disait « Regardez-les comme ils sont cons. » Or, les films de couple en cavale fonctionnent si le public s’identifie au couple : ce genre est fondé sur la croyance romantique « nous contre le reste du monde ». Le « nous » doit englober le couple, le cinéaste et le public. Si le cinéaste se moque de son couple, tout s’effondre. » Pourtant, on lui fait remarquer que Doom est également chargé d’humour au second degré et de parodie gore, sans parler d’un changement de ton ultraviolent vers la fin. « Mon second degré s’applique essentiellement au monde chaotique et violent qui les entoure. Mais en ce qui concerne leurs relations, leurs émotions, je suis à fond avec eux. Structurellement et esthétiquement, Doom me semble très cohérent. Il est présenté comme un cauchemar ; la fin est juste le cauchemar ultime, donc l’aboutissement logique du film. Cette fin n’est pas un changement de ton gratuit, elle est organique au film. Dès le début, on sent que le chaos est proche ; dès le début, on est dans un monde violent et dangereux. Il était impossible de terminer sur les trois ados roulant tranquillement vers un beau coucher de soleil. »
On peut regarder le film d’Araki avec un œil de cinéphile, repérer toutes ses références et constater que Doom n’est pas vraiment à la hauteur de ses écrasants modèles. Mais on peut aussi se laisser porter par le film, aspirer son énergie fondée sur la sacro-sainte matrice « sex & drugs & rock’n’roll ». Dans ce cas de figure, The Doom generation peut être lu comme l’héritier des films de drive-in des années 50, un descendant érudit et moins idiot de ces crétineries kitsch et rigolotes avec Frankie Avalon et Annette Funicello. « En fait, Doom est un film idéal pour le drive-in : il se passe en bagnole, on le regarderait en bagnole aussi, on pourrait baiser pendant que les personnages baisent, etc. (rires)… Je souhaite que Doom ne soit pas réservé au public arty de Sexe, mensonges et vidéo. »
La force du film d’Araki est celle du rock : loin de la condescendance des films pour jeunes imaginés par Hollywood, Doom parle de l’adolescence aux adolescents avec le langage à la fois naïf et buté, maladroit et idiosyncratique de l’adolescence. Une adolescence plus paumée et plus seule que jamais : délaissés par les parents, entourés d’un monde brutal, les personnages de Doom semblent avoir perdu leur âme, transformés en machines à consommer du sexe, de la musique et de la junk-food. Une sorte de vide existentiel qui rappelle celui d’un film esthétiquement opposé, Kids (qui sortira la semaine prochaine).
« Les gosses de Kids semblent ne rien éprouver : la seule chose qu’ils font, c’est causer de sexe et baiser. On dirait qu’ils n’ont pas d’âme. Alors que Doom et tous mes films ont un cœur, ils sont très romantiques. Les personnages de Doom croient vraiment en l’amour en tant que force de rédemption et de salut. C’est exactement comme dans le rock. Qu’est-ce que la musique, sinon une quête de l’amour dans un monde de merde ? Mes personnages ressentent et vibrent, ce ne sont pas des machines. Doom parle surtout de tendresse et d’intimité. C’est un film sur la pureté, sur la quête de sentiments dans un monde qui en est dépourvu. Je récuse le nihilisme. »
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