Portrait de Tommy Wiseau, extravagant réalisateur de The Room, un nanar culte. Une réflexion inspirée sur la porosité entre l’audace artistique et l’incompétence, l’extase esthétique et le second degré.
Il serait injuste d’affirmer que “The Disaster Artist” est le premier bon film de James Franco, dans la mesure où nous n’avons pas vu la totalité de son œuvre, loin s’en faut : en un peu plus d’une décennie, le prolifique cinéaste a signé une douzaine de longs métrages, la plupart inédits en salle, et à peu près autant de courts. Mais en extrapolant à partir de ceux qui ont eu l’heur de passer sous nos yeux, et à en croire l’accueil (pour le moins) froid réservé aux autres, nous pouvons au moins dire que ce dernier film marque un palier.
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Et ce pour une raison simple, bien que tordue : James Franco ne l’a pas vraiment réalisé. Il serait plus juste de dire qu’il l’a révélé. Au sens photographique du terme : comme lorsqu’un laborantin, à l’aide des produits chimiques adéquats, révèle un cliché pris par quelqu’un d’autre. Ne pas croire cependant que c’est à la portée de tous. Cela requiert certaines aptitudes. Surtout lorsque l’image d’origine est nulle. Et même au-delà de nulle : The Room, dont The Disaster Artist raconte la genèse, est un nanar, un vrai, sans doute aujourd’hui le plus célèbre des Etats-Unis. Avant même son récent retour de hype, l’unique film de Tommy Wiseau faisait en effet l’objet d’un culte alimenté par de fréquentes et extatiques séances de minuit.
C’est donc l’histoire de ce prétendu “film le plus nul jamais tourné” (en tout cas depuis ceux d’Ed Wood), que l’on va voir se dérouler sous nos yeux, du point de vue d’un de ses principaux protagonistes : Greg Sestero, meilleur ami de Wiseau et auteur d’un récit ici adapté. Il est joué par Dave “little brother” Franco, tandis que le grand frère lui-même se charge d’interpréter le fantasque cinéaste à la plastique hasardeuse, sorte de Dracula sans âge ni origine établie (il viendrait, dit-on, d’Europe de l’Est…).
La performance d’acteur est hallucinante, dépassant le simple stade de l’imitation assistée par prothèse. James Franco est visiblement possédé par son sujet ; c’est, sans exagérer, le rôle de sa vie (il était d’ailleurs un des favoris pour l’oscar, mais des accusations d’agressions sexuelles l’ont rattrapé au lendemain de sa victoire aux Golden Globes).
Car outre des compétences de chimiste, c’est-à-dire de dosage entre divers éléments (la base de la comédie), il fallait une autre qualité pour réussir The Disaster Artist : il fallait être soi-même un artiste du désastre. Et à nouveau, la métaphore photographique fonctionne : à partir d’une même pellicule, on peut obtenir un positif (Franco) et un négatif (Wiseau). Autrement dit, le premier a reconnu dans le second son double inversé, et en a été bouleversé au point de lui consacrer un film. Et c’est pour cette raison qu’au-delà d’une (très bonne) blague potache, The Disaster Artist est une réflexion brillante sur les notions de réussite et d’échec, leur relativité et leur réversibilité.
A y regarder de près, il y a une constante dans les films réalisés par James Franco : presque tous sont référentiels, et pas n’importe comment. Adaptations de grands écrivains américains (Faulkner, Steinbeck, McCarthy), biopics de poètes (Charles Bukowski, Harold Hart Crane, Spencer Reece, Frank Bidart), projets expérimentaux autour de cinéastes fascinés par les marges (Nicholas Ray, William Friedkin, Gus Van Sant) ou d’acteurs écorchés (Sal Mineo, James Dean, River Phoenix) : à ce stade, ce n’est plus une filmographie mais un Trivial Pursuit. Or, il y avait jusqu’à présent quelque chose de touchant (ou d’agaçant, c’est selon) à voir cet acteur hyperdoué (surtout pour jouer les semi-demeurés) planter des navets sur les épaules des géants et en récolter des bénéfices grâce à des festivals plus ou moins complaisants.
Il n’est pas anodin que, pour briser cette morne routine, la star ait dû sauter de son piédestal d’éternel khâgneux ; plonger au fond de la piscine, tout en bas de la cinéphagie, là où les défauts sont tellement flagrants qu’ils n’en sont plus vraiment, et deviennent au contraire des marques de génie ; bref, s’acoquiner avec un nanar pour dépasser le navet. Et si la projection finale de The Room, pourtant constellée de rires moqueurs, émeut tant, c’est qu’elle transmue les sarcasmes en hourra, et permet d’échapper à cette infernale logique du second degré. Ne reste que la gloire, pour les deux, modèle et copie, sans que l’on ne sache plus bien lequel a vampirisé l’autre, et c’est très bien ainsi.
The Disaster Artist de James Franco (E.-U., 2017, 1 h 44)
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