Présenté en ouverture du Festival de Cannes, “The Dead Don’t” Die de Jim Jarmusch emprunte au genre du film de zombies pour moquer une société incapable de résister au désastre qui vient. Noir… et très drôle.
« What a fucked up world » sont les derniers mots prononcés dans le film avant le retour au noir complet. S’il fallait traduire, on dirait « quel monde défoncé » ou « quel monde déglingué », voire plus laconiquement « quel monde de merde ». Le laconique est une matière en soi dans le cinéma de Jim Jarmusch, une façon d’être face à la réalité et d’en saisir la réduction, l’épure fondamentale. Mais que faire quand même l’épure du monde n’a plus vraiment de sens et que tout ça va mal finir – ce qui ne cesse d’être répété en boucle ici, par un policier imperturbable ? Telle est la question que se pose à son rythme le ciné-mythe de 66 ans avec The Dead Don’t Die, son treizième film, une étape de plus dans le patient déphasage des genres majeurs du cinéma US qu’il entreprend depuis les années 1990. Après le western (Dead Man, 1995) et le film de vampires (Only Lovers Left Alive, 2013), voici le zombie movie arrivant à brûle-pourpoint.
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Nous sommes à Centerville, un genre de point zéro de l’Amérique profonde, une bourgade lambda regroupant ce qui lui reste d’énergie autour d’un diner, d’une station de police, d’un motel, d’un funerarium et d’un bazar/station-service, dont le patron se passionne pour les morts vivants dans la pop culture. La bouffe, la loi, le sommeil, la mort, la voiture, l’entertainment : on ne saurait mieux résumer les points cardinaux d’un pays qui semble ici avoir renoncé à l’errance et à l’altérité, pour atteindre une forme désormais statique et circulaire, observable sous vide. Qu’est-ce qui viendrait déranger ce vide et cette réticence fondamentale au changement ? Les héros de The Dead Don’t Die, trois flics joué.e.s en amusé.e.s tragiques par les merveilleux Bill Murray, Adam Driver et Chloë Sevigny, sont en charge de le déterminer, alors qu’une attaque a laissé deux personnes mortes, sauvagement déchiquetées.
Il y aura d’autres attaques, inexorablement, et c’est cet inexorable si contemporain que raconte The Dead Don’t Die, déroulant une enquête placide enlisée dans la perplexité, sans que cela ne dérange personne. Les zombies sont là, affamés de chair humaine, mais rien ne semble plus logique que de les attendre, pour constater qu’ils n’ont pas changé. Ils sont comme toujours d’humeur massacrante. Il faut encore viser la tête pour les abattre, sans réfléchir au sens de la violence demandée par ce geste. Ils éclairent notre attraction pour le néant.
Démonter méthodiquement le rêve américain
Depuis qu’un jour de 1968 George Romero a décidé d’en faire des figures politiques à vif avec La Nuit des morts vivants, ces idiot.e.s dégingandé.e.s (mais utiles) se promènent pour démonter méthodiquement le rêve américain, en révéler certaines valeurs viscéralement meurtrières. Jarmusch le sait bien, il s’en amuse doucement, filmant avec une langueur bonhomme leur intrusion sanguinaire. Sous le regard flegmatique des policiers, la vie se dérègle subrepticement : la radio ne diffuse plus qu’une seule chanson que certains écoutent avec joie – même si elle annonce la catastrophe en cours –, tandis que des morts tous frais clignent subitement des yeux avec une grâce burlesque, pendant qu’on les met en bière.
A coup de punchlines apocalyptiques balancées à froid, The Dead Don’t Die est l’un des films les plus drôles de Jarmusch, mais aussi l’un de ses plus pessimistes. Alors que Paterson racontait l’ennui d’une ville modeste sous les traits d’un chauffeur de bus poète à ses heures (Adam Driver, déjà), alors que Only Lovers Left Alive décelait chez un couple de vampires esthètes la possibilité de désirer dans un monde devenu froid, aucune échappée belle n’est offerte, nul salut dans la poésie ou la musique. La glaciation Trump a produit son œuvre, même les morts n’ont rien appris, puisqu’ils reviennent avec les mêmes désirs que lorsqu’ils étaient vivants. La voix off les présente comme « les restes de personnes matérialistes » addicts au consumérisme. Une zombie ânonne « chardonnay », un autre « coffee », un troisième « wifi »…
La notion même de résistance individuelle et collective s’est évaporée
Cette dénonciation pugnace du mode de vie contemporain autocentré rapproche – tout arrive – Jarmusch d’un autre patriarche du cinéma situé à l’autre bord partisan, Clint Eastwood – la tendance sentimentale à l’autoportrait en moins. Difficile d’ignorer que le point de vue déployé ici n’est pas loin de celui d’un vieux con flamboyant (voir le sort réservé aux hipsters menés par Selena Gomez…) et sans remède à la mélancolie. Pourtant, l’auteur de Down by Law conserve une profondeur politique qui le propulse beaucoup plus loin que le regret d’un temps où les téléphones portables n’existaient pas. Ce qu’il filme avec une force intacte, c’est une organisation sociale où personne ne résiste, où la notion même de résistance individuelle et collective s’est évaporée. Pas la moindre trace d’une communauté ici, Centerville n’a en fait ni centre ni cœur battant. Le pire s’annonce certain mais personne ne bouge. Les personnages accueillent leur destin funeste – et celui de l’humanité – sans combattre, ou si peu. Nobody left alive.
La seule capable d’activer sa pulsion de vie est… une extraterrestre adepte des sabres japonais (Tilda Swinton, parfaitement freak), tandis qu’un homme des bois en mode survivaliste (Tom Waits) observe le spectacle de loin. Alors, que faire si on veut rester dans la mêlée ? Rester zen, peut-être, ou chercher en soi puissance et ironie. A plusieurs reprises, Jarmusch met en scène son ami Iggy Pop dans le rôle d’un mort-vivant aussi bête et méchant que les autres. De la part d’un cinéaste qui a cultivé et mis en valeur son âme rock, cela n’a rien d’anodin. On le soupçonne de se demander ce qui aujourd’hui pourrait encore séparer un punk (et un artiste, par extension) d’un zombie : les deux gesticulent et font appel à des sensations primaires, les deux hurlent dans le vide car le peuple n’écoute plus. Il y aurait au fond peu de différence, sauf une seule, cruciale : un regard sur le monde, qu’il devient difficile de garder vivant.
The Dead Don’t Die de Jim Jarmusch, avec Bill Murray, Chloë Sevigny, Adam Driver (E.-U., 2019, 1 h 43). Sortie le 14 mai
Sélection officielle, en compétition
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