Sean Penn emmène ses deux personnages dans une plongée urbaine, nocturne et mentale, itinéraire cathartique qui abolira la frontière entre bourreau et victime. Le prétexte de Crossing guard ressemble à un entrefilet de la rubrique chiens écrasés d’un journal régional : une petite fille renversée par une voiture est pleurée par ses parents ; sa […]
Sean Penn emmène ses deux personnages dans une plongée urbaine, nocturne et mentale, itinéraire cathartique qui abolira la frontière entre bourreau et victime.
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Le prétexte de Crossing guard ressemble à un entrefilet de la rubrique chiens écrasés d’un journal régional : une petite fille renversée par une voiture est pleurée par ses parents ; sa mère a depuis refait sa vie et son père ne pense plus qu’à cueillir le chauffard à sa sortie de prison. On a du mal à imaginer le sujet traité par un autre cinéaste que Sean Penn, comme si ce drame ordinaire avait creusé sa niche dans les recoins les plus profonds de sa mémoire pour remonter aujourd’hui à la surface, tel ce chasseur indien qui taraudait les pensées de son héros dans The Indian runner.
Crossing guard a donc commencé bien avant le générique du début, où nous sont signalés, par une incrustation toute impersonnelle, le père (sous le visage de Jack Nicholson), la mère (sous celui d’Anjelica Huston) et le chauffard, John Booth (David Morse). Si le film avait été israélien, ce dernier se serait appelé Ygal Amir, John Booth étant le nom de l’assassin de Lincoln : autrement dit, pour l’Américain à peu près moyen, le salaud générique, l’ordure que l’on aimerait rayer de la mémoire humaine. Or, John Booth est tout sauf un salaud : un type bien, bituré le soir où il ne fallait pas, qui a tellement de mal à expier ses fautes qu’il en porte les stigmates sur le front à force de se taper la tête contre les barreaux de sa cellule. En cela, il est bien l’une des multiples projections de Sean Penn, obligé de composer avec un épisode de son existence dix mois de prison qu’il préférerait effacer.
Acteur surdoué, Penn s’était revélé au public dans un magnifique film de James Foley, Comme un chien enragé, où il interprétait un fils à la recherche de son père gangster qu’il finissait par retrouver, avant de l’admirer, de l’aimer et de le dénoncer aux autorités de peur de se faire descendre par lui. Avec le recul, Comme un chien enragé apparaît autant comme un film de Penn que de James Foley, l’une des facettes de Crossing guard et le premier volet d’une œuvre où, avant de s’intéresser à la douleur d’un couple de parents devant le décès d’un de ses enfants, Penn s’interrogeait sur la difficulté d’être un fils. Une interrogation qui allait se retrouver au cœur de son premier film en tant que metteur en scène, The Indian runner, et de ses deux frères interprétés par David Morse et Viggo Mortensen, dont la relation au père semblait aussi douloureuse que problématique. L’un et l’autre fuyant, au sens propre comme au figuré, un père émouvant, énigmatique et envahissant. Dans la première scène du film, on voyait David Morse, flic de son état, abattre un criminel en état de légitime défense puis vomir dans les chiottes alors que le père de la victime interprété par l’écrivain Harry Crews, dont on semble retrouver la patte dans certains des dialogues de Crossing guard hurlait sa douleur dans tout le commissariat. Cette douleur, décrite là de manière brève, avancée comme une piste que le metteur en scène lâchait prématurément, devient le centre de Crossing guard.
Ce n’est pas le moindre des mérites de Penn que d’échapper à la nature mélodramatique de son sujet pour s’avancer sur un terrain tellement plus original où les larmes des deux principaux protagonistes semblent venir du plus profond de leurs entrailles : dans cette vision récurrente d’une scène qui hante les nuits de Nicholson, où il aperçoit ce fameux « crossing guard » (l’agent préposé aux passages pour piétons) et se montre incapable de sauver sa fille ; et dans le souvenir de cette nuit terrible où David Morse n’en finit plus de ressasser son excès d’alcool. Morse et Nicholson sont tous les deux poursuivis par une image qu’ils n’arrivent pas à expulser.
Alors que tout le dispositif mis en place par Penn consiste à modifier le regard porté par le spectateur sur les personnages au point de rendre la distinction bourreau/victime obsolète Morse est une espèce de Frankenstein à gueule de chien battu, dont le visage apparaît de plus en plus lumineux, et Nicholson une barrique de graisse dont on n’arrive plus à compter les kilos , on comprend mieux ce qui réunit les deux protagonistes : la recherche d’une image, cette pierre tombale de couleur rose qu’ils découvrent ensemble tel un trésor qui va donner une forme à leur souvenir et structurer leur deuil. Crossing guard ressemble à une version urbaine de Pat Garrett et Billy The Kid, où les deux protagonistes, en principe opposés alors que tout les réunit, n’ont même plus la force de se tirer dessus. Penn réduit Peckinpah à un ersatz, mais un ersatz lumineux où il s’agit de porter le deuil du cinéaste en se limitant à un souvenir de cinéma plutôt que de sombrer dans le pastiche. Comme ses personnages, Sean Penn porte lui aussi le deuil de certaines images.
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