Dans le premier mouvement de The Blackout, Abel Ferrara semble simplement revisiter son univers de la déjante et de la chute. Dans un deuxième temps, Ferrara critique ce qu’il a mis en place en abordant les rives splendides du romantisme noir. Entre les deux, le trou noir, le faux raccord définitif. Et une Béatrice Dalle […]
Dans le premier mouvement de The Blackout, Abel Ferrara semble simplement revisiter son univers de la déjante et de la chute. Dans un deuxième temps, Ferrara critique ce qu’il a mis en place en abordant les rives splendides du romantisme noir. Entre les deux, le trou noir, le faux raccord définitif. Et une Béatrice Dalle magnifique.
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Le titre s’affiche sur la « neige » du moniteur vidéo. Mieux, il en émane. C’est qu’à force de se propager, de se démultiplier et de se contrarier, les différentes images de l’acteur (Matthew Modine, alias Matty) ont fini par s’annuler. Le court-circuit a été provoqué par trop de branchements simultanés, le signal électronique ne répond plus, même lui a dû s’avouer vaincu. Comme tous les personnages ferrariens, comme sa petite soeur de Snake eyes ou le Bad lieutenant, Matty a perdu le contrôle de son image. A force de se vouloir partout à la fois, et de s’acharner à poursuivre un très naïf rêve d’ubiquité, il ne sait plus trop où il (en) est. Dans le cinéma psychologique à l’ancienne, on appelait ça une « crise d’identité ». Puisqu’on est chez Ferrara, on dira que Matty déjante sévère et qu’Abel est de plus en plus barré.
Le premier leurre qu’ordonne The Blackout, un film qui crée et exacerbe ses propres clichés, est celui de l’artiste frénétique, du metteur en scène halluciné, le vieux coup du « voyant ». Et Ferrara d’en rajouter encore une couche en s’inventant un double idéal en la personne de Dennis Hopper, dépositaire exclusif du label « cinéaste mythique, vachement maudit, complètement dingue, mais dans tous les bons coups ». Comparé à Micky/Hopper, le Harvey Keitel de Snake eyes était un placide doublé d’un modeste. Là, on est dans le registre de l’artiste visionnaire, manipulateur génial et révélateur impitoyable, inventeur de happenings vidéo cochons et d’installations perverses. Bref, Ferrara le roublard commence à savoir comment se vendre, il a compris comment on souhaitait le voir. Mais The Blackout n’est pas réductible à un catalogue des attributs de la défonce chic et choc.
The Blackout est d’abord l’histoire d’un cauchemar. Quand il se réveille enfin, perdu au milieu d’un chaos qui l’a dépassé, Matty ressemble à ce personnage du Kids de Larry Clark qui s’exclamait « Mais que s’est-il passé ? » Que lui est-il arrivé pendant la nuit de défonce qui a suivi sa rupture avec Annie (Béatrice Dalle) ? Il ne se souvient plus. Si cette première partie, qui va de son arrivée à Miami jusqu’à ce qu’on le retrouve à New York dix-huit mois plus tard (le film pourrait aussi bien s’appeler New York-Miami que It happened one night), est la moins convaincante, c’est qu’elle ne fait que répéter les étapes d’une déchéance annoncée et concentre tout ce qu’on a déjà vu dans les précédents films de Ferrara. Images bleutées, clip trash pour le programme nocturne de MTV, Hopper reprenant le rôle du « Grand Vampire » qu’incarnait Walken dans The Addiction (« On se croirait dans un film de vampires », entend-on pendant la nuit orgiaque), ses vidéos-performances ayant la même fonction d’attirance/répulsion que celles du film dans le film de Snake eyes : rien de neuf sous la lune, un fort air de déjà-vu. Mais si le processus de chute est invariable, il recèle un élément nouveau qui viendra bouleverser l’ordre immuable des choses : Béatrice Dalle. Entre les drogues dures et les alcools forts, la brune piquante est la seule à résister à la tentation de la dissolution. Ni sa chair ni sa langue ne sont assimilables au Big Miami Circus, elle vient d’ailleurs et y retourne aussitôt. Sous les caresses de son amant, elle ne cesse d’affirmer sa formidable autonomie de jouissance (« Ça, je peux le faire toute seule, pas besoin de toi »). Matty peut la prendre, mais pas la consommer.
Dans le système d’anéantissement général de Ferrara, Annie/Dalle est celle qui refuse sa propre perte. Alors que Matty n’existe que s’il se sait regardé (la première scène du baiser hollywoodien, avec le comparse qui mime l’acte de filmer), Annie reste insaisissable, irréductible à ses représentations, même les plus sophistiquées. Et quand Micky lui propose d’incarner la Nana de Zola dans une version coke/piscine/défilé de mode, il se réserve le rôle du souteneur plutôt que celui de l’amant, par trop dangereux. Comme Madonna dans Snake eyes, Annie est la mère de tous les miroirs, la seule qui renvoie à Matty l’exact reflet de lui-même, la seule qui soit dotée d’un regard proprement insoutenable. Face à elle, en la regardant le regarder, Matty se voit enfin tel qu’il est : un pauvre junkie, désespérément accro à une image la sienne qui ne lui procure plus aucun plaisir, avide de sensations nouvelles qui pourraient stimuler son corps devenu éthéré. Alors, la tentation est grande de briser la glace, d’éliminer cette menace qui pèse sur lui. L’a-t-il fait ? Y a-t-il eu passage à l’acte ? Cette fois-ci, plus de rédemption possible, même comme grossier piège conceptuel pour critiques paresseux, mais le simple besoin physiologique de combler des manques de came bien sûr, mais surtout de mémoire. Matty a plus de souvenirs que s’il avait mille ans, mais il lui en manque un, essentiel. En arrière toutes, vers la case obscure, afin de faire renaître le même cauchemar pour échapper à la forclusion. Commence alors un autre film où Ferrara va critiquer ce qu’il a lui-même mis en place, opérant une véritable mise en pièces. C’est là que The Blackout devient immense, quand il quitte les rives communes de l’image standardisée pour gagner celles du romantisme noir, quand les premières révèlent enfin la permanence du second, planqué dans sa trame.
Lorsque Matty quitte Susan/Claudia Schiffer (« On dirait un magasin diététique », on ne saurait mieux dire, en effet) et leur nid douillet (baigné de guitare sèche, Ferrara a aussi de l’humour) mais stérile, il est à la recherche d’un certain état. Il lui faut redevenir ce qu’il était pour prétendre connaître « ce qui s’est passé ». En plein soleil, les simagrées de Micky paraissent soudain minables, pauvres simulacres orgasmiques. Les transes nocturnes n’ont jamais existé, elles n’étaient qu’une suite de visions, de flashes dont la continuité reste mystérieuse. Dans la chambre où résonnent encore les échos de sa rupture avec Annie, Matty s’assoit et laisse venir à lui les ténèbres. Il glisse vers le trou noir des enfers artificiels, lentement mais sûrement. Lors d’une scène sublime, sûrement la plus belle de tout le film, il se met à renifler le lit (il le « sniffe », littéralement), soulève les draps à la recherche d’une odeur, d’une trace, celle de la plus grande douleur. Matty est camé à la souffrance, il est en manque de malheur.
Cinéaste romantique derrière ses apparences de cynique déglingué c’est pourquoi son cinéaste préféré ne pouvait être que Godard , Ferrara n’a rien de très nouveau à proposer. C’est seulement quand il délaisse les lieux communs imagés tout droit sortis d’une vieille pub Ricqlès et qu’il avoue la source de son inspiration qu’il devient bouleversant. Comme tous les artistes qui ne font que ruminer leurs obsessions en faisant mine d’épouser le goût du jour, le genre à la mode, le remake obligatoire ici, le Sunset Boulevard postmoderne ou Le Poison non moralisateur. L’état naturel des héros ferrariens, celui dont Matty ne peut se passer durablement, c’est le spleen baudelairien. Comme ses illustres devanciers, comme Walken dans The King of New York, comme l’étudiante en philosophie de The Addiction, Matty a « le goût du néant ». Il ne s’agit pas de mourir pour être sauvé de ses péchés (l’hypothèse chrétienne, aussi facile qu’inadaptée), mais d’échapper à l’acuité de son propre regard, de ne plus se voir, au propre comme au figuré. En découvrant les images du viol et du meurtre d’une Annie de substitution, la petite serveuse qui croyait trop aux images menteuses et qui finira immolée sur la table de montage, Matty pleure et tente de cacher l’écran avec sa main. Mais si elles sont la marque d’une compassion sincère, ces larmes sont aussi une manifestation d’allégresse. Pendant ce « blackout total », le héros ferrarien a atteint ses objectifs de toujours : il est parvenu à s’oublier l’espace d’un crime et à empêcher ainsi tout espoir de retour en arrière. « Ne suis-je pas un faux accord », se demandait Baudelaire dans L’Héautontimorouménos. Matty a commis le faux raccord définitif. Le plan suivant ne peut plus être que celui de sa mort. Ferrara est le cinéaste de la plaie et du couteau.
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