Robert Pattinson incarne un justicier de Gotham introspectif et ébranlé dans ses convictions. Un héros sombre comme rarement pour un film-fleuve, à la persistance rétinienne tenace.
Ce n’est pas son premier retour. Souvent, il a changé de visage : la première tétralogie (1989-1997) en comprenait trois (ceux de Michael Keaton, Val Kilmer et George Clooney), et deux autres ont suivi (Christian Bale dans les films de Christopher Nolan ; Ben Affleck dans ceux de Zack Snyder, sous cachet DC Universe). Pourtant, ce n’est pas avec les précédentes incarnations du personnage que ce nouveau Batman semble se débattre.
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Le défi majeur que doit relever The Batman de Matt Reeves n’est pas de passer après tant d’autres variations, mais de réaffirmer la nécessité d’un personnage qu’un autre film, fait pourtant sans lui, a largement délégitimé : Joker (2019). Le spin-off de Todd Phillips a soudain renversé la distribution du bien et du mal. Si la pulsion de destruction du Joker (la némésis de Batman incarnée par Joaquin Phoenix) est moins une folie qu’une colère, si ses méfaits sont une révolte et que cette révolte porte avec elle le désir d’insurrection de tous·tes les dominé·es du monde, que reste-t-il à Batman ? Ne serait-il pas à lui seul une milice privée au service de l’ordre – et d’un ordre foncièrement injuste ?
Retour sur soi
Toute la difficulté de l’opération The Batman consiste donc à reconstruire le mythe à partir du travail de sape opéré par Todd Phillips et son Joker séditieux. Cette ombre portée sur le bien-fondé de toutes ses actions, cette interrogation sur le système de valeurs qu’il défend, le personnage les a totalement intégrées. Batman doute. Et ce doute s’incarne dans une figure formelle inédite : une voix off. La voix chargée de souffle, rauque et susurrante, Batman confie, sur un mode proche du recueil de pensées, ses impressions, ses perceptions du monde qui l’entoure, son cheminement mental.
Cette voix, concentrée au début et à la fin du film, c’est presque celle d’un patient en analyse. Batman survole Gotham City mais plonge surtout en lui-même. Et son adversaire, le Riddler (Paul Dano), ne s’exprime que par énigmes. Chaque devinette est une question. Et chaque question trace un chemin amenant Batman à mettre en cause tout ce qui le fonde : son récit familial, qui peu à peu bascule dans d’inquiétants limbes ; la personne de son père, qui n’est peut-être pas seulement un grand philanthrope.
Ce trajet introspectif, de la conviction au doute, se fait au prix de beaucoup de douleur.
Dans les scènes où Batman vient le questionner alors qu’il est incarcéré, le Riddler, derrière les vitres épaisses de sa cellule, évoque d’ailleurs un autre grand analyste psychopathe, conduisant une enquête en multipliant les rébus : Hannibal Lecter. À l’issue de cette cure, tout sera renversé. La vengeance, dont Batman se revendiquait, lui fait soudain horreur dès lors que le mot est endossé par ceux qu’il combat. Les grands axes manichéens sont à jamais brouillés.
Ce trajet introspectif, de la conviction au doute, se fait au prix de beaucoup de douleur. “Quelque chose en travers du chemin”, comme le serine la lancinante ballade de Nirvana (Something in the Way) qui dépose sur la BO ses germes asthéniques. Batman n’a jamais été un héros très souriant, mais jamais on ne l’aura vu aussi sombre et souffrant. Il traverse le film perpétuellement endolori, amoché, blessé, la peau parcheminée d’ecchymoses. Tout son être semble empêché par un poids. La particularité du travail de conception et de réalisation de Matt Reeves est de faire peser ce poids sur ses spectatrices et spectateurs.
La catastrophe a eu lieu
D’une durée de 2 heures 55, le film a quelque chose d’éprouvant. On en sort un peu fourbu·e, assommé·e par ces intrigues à rallonge, ces combats délayés, ce tunnel de nuits qui semblent avoir avalé le jour. Comme si The Batman visait à reproduire dans ses effets l’état d’exténuation de son personnage.
Comme si aussi le dessein esthétique d’un blockbuster de cette ampleur était de rejouer sur un seul long métrage l’expérience de binge-watching de plusieurs épisodes d’une série. Le film est plus puissant que gracieux. Le temps de son visionnage n’est pas vraiment agréable. Mais il imprime quelque chose d’âcre, un spleen profond, dont on ne se dépêtre pas.
Dans ce monde de ruines, Robert Pattinson figure un Batman particulièrement saisissant
Ce nouveau Batman est bien sûr synchrone avec un certain état de l’Amérique (accablée par quatre ans de trumpisme et la difficulté conséquente à reconstruire ce qui a été défait), un certain état du monde (le Covid ? – qui a tant compliqué la fabrication du film). La catastrophe a eu lieu. Le récit de The Batman n’est pas celui d’un salut. Son seul horizon est d’arracher quelques corps aux décombres (très belles scènes finales), de réparer ce qui peut encore l’être. Si la vengeance n’est pas le bon scénario, le secours, le care sont peut-être le moindre mal.
Dans ce monde de ruines, Robert Pattinson figure un Batman particulièrement saisissant. Les scènes où on le voit, visage découvert, en Bruce Wayne, sont vraiment réduites à presque rien. Pendant près de trois heures, il ne dispose pour jouer que de son regard (fulgurant) et de sa mâchoire (dont la perfection angulaire fascine comme jamais). C’est peu et pourtant bien assez pour qu’il dépose sur la panoplie une empreinte indélébile.
Tendu, à vif, enserré de contradictions, il est un super-héros en pleine déconstruction analytique de lui-même, dont le drame consiste à vouloir apporter aux autres ce que personne ne lui demande et qu’il n’a peut-être pas.
The Batman de Matt Reeves, avec Robert Pattinson, Paul Dano, Zoë Kravitz (É.-U., 2022, 2 h 55). En salle le 2 mars.
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