Caché derrière ses personnages d’exclus maudits, Tim Burton passe souvent pour un être solitaire et mélancolique, une sorte de corbeau batcave de la pellicule, un cinéaste réfractaire et dépressif. Un examen attentif de ses films et particulièrement le dernier, Mars attacks! et une conversation avec lui dévoilent une personnalité plus nuancée, pas si étrangère que ça à l’Amérique majoritaire.Burton serait plutôt une sorte de synthèse mutante entre Ed Wood et Walt Disney, Roger Corman et Steven Spielberg.
L’image que l’on se fait de lui se confond souvent avec une lecture rapide et schématique de ses principaux personnages. A l’instar de Vincent, Pee-Wee, Jack, Edward ou Ed Wood, Tim Burton serait donc le vilain petit canard de la couvée, le freak du quartier, un asocial irréductible, un monstre gothique, un solitaire invétéré, une pauvre âme maudite, un être marginalisé par le regard des autres. Une image paradoxalement confortable, séduisante, romantique il suffit de lire la plupart des entretiens de jeunes musiciens : « Mes copains tombaient toutes les filles, moi je me morfondais avec mes fidèles amis Complexe et Timidité », « Dans mon quartier, les mecs faisaient des concours de pets, moi je ne pensais qu’à me suicider », « J’étais moche, triste, fiote… », ce genre de confessions de préau où la haine de soi le dispute au narcissisme le plus complaisant et frelaté.
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La personnalité de Tim Burton est peut-être aussi éloignée de sa caricature d’autiste gothique que du sourire dents blanches d’un Ron Howard. Son rapport à l’enfance, par exemple, reste très américain : « Quand on est dans l’enfance, les choses sont plus pures, le regard sur la vie est innocent, le monde recèle plus de mystères… Plus on grandit, plus on devient blasé, moins la vie devient surprenante. On perd cette part d’étrangeté inhérente à l’enfance. Moi, j’essaie de maintenir cet état d’émerveillement et d’éveil où tout peut être étrange, bizarre. Je trouve certes formidable le fait de grandir et je suis un adulte avec tout ce que cela implique, mais j’essaie de ne pas nier ma part d’enfance. Chaque fois que je deviens un peu trop cynique, j’essaie de retrouver un regard frais sur les choses. » Un discours qui rappelle autant si ce n’est plus Disney ou Spielberg que les contes de la crypte. De même que derrière son réjouissant aspect jeu de massacre assez top fun et visuellement très inspiré , un film comme Mars attacks! est sans doute plus intégré aux lois de l’entertainment américain qu’il n’y paraît.
Si Hollywood était une salle de classe, elle pourrait présenter la configuration suivante… Au premier rang, les petits génies (Spielberg, Lucas), les fayots plus laborieux mais obtenant aussi de bons résultats (Zemeckis, Howard). Au second rang, les bourrins qui arrivent à suivre le rythme à force de sueur (Emmerich, Harlin). Plus loin, les surdoués qui n’écoutent qu’à moitié le prof, se limitent à faire de la présence sans être dupes (Scorsese, De Palma, Coppola). Au dernier rang, près du radiateur, aux côtés d’un Carpenter, on trouverait Burton, garnement introverti qui balancerait certes quelques boules puantes et autres araignées velues en plastique, mais se lèverait bien sagement comme tout le monde au passage du proviseur. Pas encore pris à sécher les cours, Burton, laissant ses camarades Lynch, Jarmusch, Allen faire le Hollywood buissonnier ou des irréductibles comme Ferrara foutre le feu à l’établissement.
Au sein de l’industrie du spectacle américaine, la vraie subversion est quasiment impossible, condamnée à être digérée par l’irrésistible sanibroyeur du système, immédiatement récupérée ou rejetée dans les marges par la toute-puissance hollywoodienne. Burton lui-même tient à nuancer sa réputation de punk réfractaire, de corbeau new-wave maladif : « Ne pensez-vous pas que chaque enfant se sent différent, solitaire, mal compris. C’est un sentiment très adolescent, qui ne m’est pas propre. Quand on est seul dans sa chambrette, on a le temps de gamberger, de penser aux choses, au regard des autres… On ne communique pas avec le monde extérieur, on a plutôt tendance à l’observer. Quand on est comme ça, silencieux et solitaire, les gens vous regardent comme un marginal. Je ne me sentais pas du tout marginal ou bizarre, mais j’étais perçu comme tel. » Tout est dans cette différence entre réalité intérieure et perception extérieure. Le regard des autres, la distorsion entre l’enveloppe externe des êtres et leur chair interne est le thème majeur de l’oeuvre burtonienne. Mais si on a souvent retenu la part maudite des personnages de Burton, on a souvent oublié leur rêve d’intégration majoritaire.
Edward aux mains d’argent est sans doute un mutant couturé, mais il n’aspire qu’à une chose, être accepté au sein de cette banlieue pastel digne de Rockwell : son histoire raconte peu ou prou les mêmes choses qu’ET. Jack est le roi du pays d’Halloween, mais il ne rêve que des couleurs disneyiennes du pays de Noël. Ed Wood tournait d’improbables navets peuplés de monstres et de travelos, mais son but n’était pas de choquer la majorité morale, au contraire, il n’aspirait qu’à devenir un cinéaste accepté remportant des succès hollywoodiens… De même, s’il est infiniment plus drôle, fin et inventif qu’Independence Day, un film comme Mars attacks! obéit à une structure (panel sociogéographique de personnages) et à des lois (l’Amérique est quasiment seule sur terre pour dialoguer avec les galaxies) pas si éloignées de celles du panzer d’Emmerich qu’est Independence Day. A la fin du film, après un dézingage en règle de nombreuses institutions américaines dans le cadre d’un cinéma d’effets spéciaux et de l’artifice revendiqué : détruire en faux la Maison Blanche ne mange pas de pain , tout rentre plus ou moins dans l’ordre, comme si le gamin Burton rangeait le salon des parents après avoir mis le souk. Les Martiens définitivement annihilés, l’Amérique va pouvoir repartir avec un gentil garçon grunge, la jolie fille du couple présidentiel, un bon Noir musulman ayant le sens de la famille et un orchestre de mariachis mucho simpático un rêve d’Amérique démocrate écolo multiraciale idéale, débarrassée de ses fachos, de ses wasps, de ses gangs et de sa caste politico-médiatique, pendant symétrique parfait du rêve républicain d’ID4. Happy-end peut-être piégé, ironique… mais le doute plane quand même.
Les personnages burtoniens ne sont donc pas aussi torturés, différents ou asociaux qu’ils en ont l’air. Quant à Burton, il rejette l’identification 100 % autobiographique. « Je me sens proche de tous mes personnages, j’essaie toujours de ressentir quelque chose pour eux. En même temps, je ne dirai jamais « Ce personnage, c’est moi. » J’aime prendre un peu de recul, garder une petite distance entre mes personnages et moi-même. Nous partageons certains traits de caractère, mais ils ne sont jamais autobiographiques. »
Ed Wood résume peut-être le mieux ce rapport entre Burton et ses projections de celluloïd. Burton serait un héritier du réalisateur de Glen or Glenda, mais plus talentueux et plus chanceux : comme Ed Wood, il ne nourrit aucun grief fondamental envers Hollywood et le succès, il veut juste ne rien céder de son identité pour y arriver. « Vers 10 ans, on dit par exemple aux enfants de ne pas dessiner comme ci, mais comme ça du coup, ils croient ne pas savoir dessiner. Moi, j’ai continué mes dessins à ma façon alors que je n’étais pas meilleur que les autres. Cet exemple est valable pour tout : il faut persévérer dans sa voie. Chacun a ses propres forces en lui et c’est à chaque individu de les entretenir et de les développer. Il faut s’accrocher à une certaine pureté par rapport à ce qu’on est et à ce qu’on veut faire. Je suis bien conscient que ça ne fonctionne pas toujours et que je suis très chanceux de faire ce que je fais. Mais quand même, il faut s’entêter dans ses désirs. » Une philosophie de l’obstination et de la poursuite de ses rêves là encore très américaine et majoritaire. La grosse différence entre un Ed Wood et un Burton, c’est que l’un s’est entêté sans succès et que l’autre a fini par claquer le jackpot. Qu’importe : les deux ont obéi à la loi suprême du rêve américain : entreprendre.
La question burtonienne est de savoir comment il gère la distorsion entre sa réalité de cinéaste gagnant, fleuron de l’entertainment hollywoodien, et ses fantasmes de personnages maudits. « On se sent toujours un peu marginal, différent. Je fais partie d’Hollywood par chance, pas par vocation. Mais je ne m’y sens pas à l’aise, je ne me sens pas cinéaste hollywoodien intégré et heureux, je me sens encore comme un outsider. Il y a toujours le risque de devenir maudit. Ce business n’est jamais une assurance définitive. Les gens d’Hollywood ont cette façon bien à eux de vous faire sentir qu’il y a toujours un échec possible qui vous attend au tournant (rires)… » Ni Spielberg ni Cassavetes, ni Ford ni Welles, ni artiste totalement intégré ni cinéaste maudit, en même temps un peu les deux : Tim Burton laisse un sentiment aussi contrasté et ambivalent que certains de ses films dans son rapport à l’Amérique, au spectacle et au succès. Comme L’Etrange Noël de M. Jack ou Mars attacks!, Burton est double, à la fois dehors et dedans, tiraillé entre lui-même, l’image qu’il se fait de lui et l’image que les autres projettent sur lui, en transit perpétuel entre le centre et les marges de l’inconscient américain. Mais entre Halloween et Noël, entre l’Amérique aux dents noires et l’Amérique aux dents blanches, entre celle qui grimace et celle qui sourit, n’est-ce pas toujours la loi du commerce et du spectacle qui commande ? Cette loi de l’entertainment roi qui réunit malgré tout Burton, Spielberg et Disney sous la même bannière.
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