En 1995, le beau et bizarre Terre lointaine de Walter Salles et Daniela Thomas marquait la fin de cinq années de catatonie cinématographique au Brésil. A l’occasion de sa sortie française, rencontre avec l’un des deux réalisateurs, le talentueux et très productif cinéaste Walter Salles. En 1990, un appartement HLM au bord du périphérique de […]
En 1995, le beau et bizarre Terre lointaine de Walter Salles et Daniela Thomas marquait la fin de cinq années de catatonie cinématographique au Brésil. A l’occasion de sa sortie française, rencontre avec l’un des deux réalisateurs, le talentueux et très productif cinéaste Walter Salles.
En 1990, un appartement HLM au bord du périphérique de São Paulo, un garçon studieux et esseulé, une vieille mère couturière : Paco rêve de théâtre dans sa chambre, elle espère qu’il l’emmènera bientôt vers sa terre natale, à San Sebastian, dans le Pays basque espagnol. Désirs contrariés un 15 mars par l’annonce du plan économique du gouvernement Color qui, afin de freiner l’inflation, confisque les comptes d’épargne de tous les Brésiliens. « C’était un peu comme pour la mort de Kennedy, explique Walter Salles : tout le monde se souvient de ce qu’il faisait et où il était lorsque a été annoncé le blocage. C’est un de ces rares moments dans la vie d’un pays où tout bascule. » Terre lointaine apparaît ainsi, dans des atours disgracieux noir et blanc poisseux, réalisme moite et oppressant , fortement ancré dans la réalité économique et sociale du Brésil. Mais cette exposition, dans sa nudité documentaire, saisit et impressionne comme une photographie urbaine. La mère est morte, il n’y a plus d’argent, ni à la maison ni dans le pays, Paco rate son audition : il faut partir. « C’était très étrange pour nous Brésiliens, parce qu’on a toujours été un pays d’immigration, on se vantait de recevoir des gens de partout et soudainement, on devient un pays d’émigration. Plus d’un million de personnes sont parties, souvent dans des conditions dramatiques. » Dans cette fuite, Paco et le film auront destin lié, connaissant les mêmes avatars, changeant plusieurs fois de formes dans leur quête effrénée du glamour. Au naturalisme inaugural succède une obscure histoire de contrebande (Paco rencontre un individu louche qui lui propose une mission en Europe), puis le film vire road-movie au Portugal pour s’achever dans un romantisme échevelé.
Qu’est-ce donc alors que cet objet singulier, simultanément démodé et juvénile, massif et gracieux, où les considérations de goût s’avèrent inopérantes tant il apparaît comme un corps vigoureux et enthousiaste qui n’a cure de ses vêtements mal coupés ? On dirait un film amateur, ce qui n’est pas totalement faux, bien que Walter Salles ait déjà une longue carrière de documentariste (et un film de fiction, A Grande arte) derrière lui. « J’ai une formation de cinéma liée à l’école de documentaire de Rio de Janeiro. Je suis très proche de Nelson Pereira Dos Santos que je considère comme un père cinématographique. J’ai commencé à tourner beaucoup de documentaires à partir de 86, dont un sur la bossa-nova qui est très liée à l’histoire du Brésil, à l’optimisme de la fin des années 50, lorsque les gens pensaient vraiment que le Brésil était le pays du futur. En fait, avant même d’atteindre un épanouissement quelconque, le pays a connu une décadence accélérée : la dictature puis, quand on a cru qu’on allait enfin s’en sortir avec les premières élections et la victoire de Color, il y a eu cette série de mesures économiques illogiques. Toute la vie du pays s’est stoppée net et les gens sont partis. Lorsque, à partir de 95, il fut à nouveau possible de faire du cinéma, nous nous sommes inspirés de l’expérience du cinema novo : c’était un groupe de personnes très proches l’un produisait, l’autre montait… C’est ce qu’on a cherché à faire dans Terre lointaine, en se disant « Recommençons avec des gens qui ont un vrai désir de cinéma et oublions les critères d’expérience ou de métier. » Pour ce film, 75 % des techniciens et quasiment tous les acteurs n’avaient jamais fait de cinéma. Daniela Thomas a été formée au La MaMa, ce groupe de théâtre expérimental off-Broadway, puis est revenue au Brésil. On a tenté de casser cette hiérarchie qui est de plus en plus oppressante dans le cinéma. L’inexpérience des gens nous a beaucoup aidés dans ce sens-là puisqu’ils ne savaient pas où finissaient leurs obligations. »
A la fois résultante et reflet d’un désastre, Terre lointaine sonne surtout comme une renaissance : « Jusqu’en 89, après toutes ces années de dynamisme apporté par le cinema novo, on tournait jusqu’à quatre-vingts films par an. En 90 et 91, aucun film n’a été tourné. Terre lointaine a vécu le tout début de cette histoire puisque, en 95, après trois années de coupure totale, seulement six ou sept films se sont faits. Maintenant il y a une vraie renaissance du cinéma brésilien, cinquante films seront produits cette année dont beaucoup de premiers films. Il y a des aides publiques mais surtout, et c’est nouveau, des aides municipales, ce qui favorise la décentralisation. C’est un cinéma fait d’urgence et qui a un rapport clair avec l’histoire récente du Brésil. Il est très éclaté géographiquement, on peut enfin voir des films qui viennent de vingt Etats différents, chose impensable pendant les années de dictature où les subventions étaient centralisées. Nous voulions faire un film qui ait un rapport direct avec ce que nous avions vécu, et former un collectif à cet effet. La force ou le défaut de ce film vient de ce que c’est un amalgame de désirs différents, mais avec tout de même ce désir commun qui est d’être sincère. »
Tourné sans un sou et avec beaucoup de bonne humeur, c’est aussi un film violemment contre, fait par réaction, qui choisit ses ennemis et qui, en plein chaos brésilien, trouve son identité sur la ligne d’un conflit. « Les gens voulaient se revoir car la télévision n’apportait pas cette possibilité de dialogue. Color a beaucoup investi dans les télés nationales qui assuraient sa légitimité et qui ont commencé à embaucher les gens du cinéma. J’aime bien cette phrase de Godard qui dit que la télévision fabrique de l’oubli : la télévision brésilienne, elle, le fabrique avec ferveur. C’est de cette médiocratie télévisuelle qu’on a voulu s’échapper : ne travaillons pas avec les acteurs connus des novellas, travaillons avec des gens qui refusent de participer à ce jeu-là, qui ont le courage de dire « non ». Les novellas inondent la vie brésilienne, ont un taux d’audience extraordinaire et n’ont jamais contribué à écrire la mémoire du Brésil. C’est peut-être la totale ineptie de ces produits, leur incapacité à produire de la mémoire qui ont sauvé le désir du public par rapport au cinéma. »
Et de fait, Terre lointaine, qui ne vise pas le chef-d’oeuvre mais qui fait partie de ces films cultes par vocation, a connu un grand succès commercial au Brésil et critique dans les festivals. « J’ai toujours été très sensible aux films qui touchent aux thèmes de l’identité, les premiers Wenders, les Antonioni. Au Brésil, les questions de l’identité et de l’errance sont extrêmement présentes car c’est un pays en formation, en éternel processus de construction et déconstruction, comme en 89 par exemple. Je crois que le film parle de ça, d’une difficulté d’insertion dans le monde d’une génération qui a été très touchée. C’est peut-être pour ça qu’il a trouvé son public au Brésil, restant sept mois en salles. Avec Color, beaucoup de salles ont fermé et les distributeurs américains ont passé des contrats avec les salles restantes. Donc, quand le cinéma brésilien a recommencé à exister, il s’est retrouvé exilé dans son propre pays. On a été sauvés par les ciné-clubs et on a fait près de 300 000 entrées dans des petites salles. Car l’effervescence cinématographique actuelle vient aussi du public. Les festivals deviennent de plus en plus présents dans la vie des cinéphiles brésiliens, un public averti s’est créé qui a facilité la renaissance du cinéma brésilien. C’est un peu comme si on n’avait pas pu parler une langue pendant des années et qu’on la redécouvrait soudainement. »
Plus que dans le fil tortueux de son récit, c’est dans le contraste entre ses masses qu’il faut apprécier Terre lointaine, comme s’il dessinait une nouvelle mappa mundi : déclinaison des langues, flux migratoires, inversion des dynamiques entre le Portugal et ses anciennes colonies. « La plupart des émigrants brésiliens choisissaient d’aller au Portugal parce qu’il n’y avait pas d’obligation de visa, et de là ils essayaient d’entrer un peu partout. Pour nous, le Portugal est un point de départ, une zone de transit, et aussi de déracinement, d’errance. A Lisbonne, on a rencontré des Angolais, des Cap-Verdiens. On comprend très mal leur portugais et ils comprennent peu le nôtre. Cependant, la situation des exilés africains et brésiliens se retrouvant à la pointe de l’Europe est très proche. On ne voyait pas ces gens dans les cycles de cinéma portugais présentés au Brésil. Les films d’Oliveira sont très beaux, mais c’est comme si les immigrés n’existaient pas. »
A l’instar de Paco, son héros passif qui ne suscite ni ne gère rien mais est véritablement enlevé par les événements, Terre lointaine est remarquable par sa capacité à être parcouru par une trépidation de plus en plus intense, pour n’être plus, au final, qu’une chose merveilleuse : un film enlevé.
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