Le deuxième film du cinéaste de Yi Yi, coécrit et interprété par Hou Hsiao-hsien. L’évocation splendide d’une amitié amoureuse à l’épreuve du temps.
Taipei Story, deuxième film du Taiwanais Edward Yang (1947-2007), fut tourné en 1985 et à l’occasion de sa réédition en copie restaurée, il apparaîtra fatalement comme un film d’époque. De fait : les téléphones y sont avec fil, les vêtements, d’une autre mode et l’informatique commence à peine à déferler. Taipei Story pourrait aussi faire office de premier jalon, voire de balbutiement, en regard des chefs-d’œuvre d’Edward Yang qui allaient advenir (A Brighter Summer Day, Yi Yi…).
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Ces considérations anthropologiques ou cinéphiliques, et partant, rabat-joie, sont contrariées dès le premier plan du film : la maturité est déjà là et les personnages pourraient aussi bien déambuler en toges romaines qu’on continuerait à s’intéresser à ce qu’ils incarnent : justement un au-delà des apparences qui, en sourdine, est le sujet majeur du film.
Cette sidérante actualité est simultanément esthétique et philosophique. Le cadre, les mouvements de caméra, la partition des lumières, la palette des couleurs, sont intempestifs, c’est-à-dire contemporains. Et les sentiments frappent hier comme aujourd’hui à la porte de nos cœurs inquiets : les débâcles de la conjugalité, le naufrage de la fraternité, les espoirs fugaces qui donnent l’impression que tout peut recommencer.
Lung (Hou Hsiao-hsien, par ailleurs scénariste du film) et Chin (la pulvérisante Tsai Chin) sont deux amis d’enfance. Mais au fil du temps, cette amitié, comme de guerre lasse, a mué en un amour “moderne”. Elle a un autre amant, il a eu une autre maîtresse. Chin est secrétaire dans un cabinet d’architecte, Lung est un ex-joueur de base-ball qui vivote dans le commerce des tissus. Une femme et un homme en faillite : financière (Chin perd son emploi, Lung multiplie les déveines) mais surtout morale.
Un remord existentiel les tenaille, comme une honte d’être vivant quand à l’entour un monde ancien est en train de s’évanouir : vieux parents qui, disent-ils, “ne comprennent pas ce qui s’est passé” ; vieux immeubles en ruines. Il y a entre tous ces fantômes du présent une formidable dialectique de l’ombre et de la lumière : nuit jamais noire, éclairages omniprésents mais toujours artificiels (lampe de chevet, néon des publicités, lueur des réverbères).
Tout se joue à l’interstice, au hasard des interrupteurs électriques qu’on actionne sans cesse, et qui, littéralement, font clignoter l’image et vaciller la perception. Taipei Story n’est pas sombre, c’est un film gris. On pourrait parler d’incommunicabilité, de métropole inhumaine, d’Antonioni comme modèle. Mais ce serait manquer que ce film pas bavard nous parle avec éloquence d’un monde qui allait déjà à sa perte au milieu des années 1980.
Pourtant, certaines touches redonnent des couleurs, quelques nuances résistent. Ce sont toujours des détails en aparté : une dame perdue qu’une jeune inconnue aide à monter dans un bus, un copain dans la dèche dont on bourre les poches d’un peu d’argent, un ambulancier qui, dans un arrière-plan mutique, partage une cigarette avec deux flics. Le meilleur de l’humain qui, malgré tout, s’obstine.
Taipei Story d’Edward Yang (Tai., 1985, 1 h 59, reprise)
{"type":"Banniere-Basse"}