Après la réconciliation, la guerre. Dans Big Fish (2004), un fils (Ewan McGregor) redécouvrait son père (Albert Finney) comme affabulateur et se laissait charmer par ses récits. Dans Charlie et la Chocolaterie (2005), le chocolatier (Johnny Depp) aux vertus philanthropiques ambiguës acceptait de revoir son père sadique. La rébellion contre le monde adulte que racontent […]
Après la réconciliation, la guerre. Dans Big Fish (2004), un fils (Ewan McGregor) redécouvrait son père (Albert Finney) comme affabulateur et se laissait charmer par ses récits. Dans Charlie et la Chocolaterie (2005), le chocolatier (Johnny Depp) aux vertus philanthropiques ambiguës acceptait de revoir son père sadique. La rébellion contre le monde adulte que racontent avec constance les films de Burton semblait ces derniers temps connaître une accalmie, voire un apaisement possible. Cinglant, son nouveau film vient démentir cette éclaircie finale que présageait son œuvre, confirmant ainsi la nature inquiète de Tim Burton, bien décidé à faire savoir qu’il n’y a de pacification valable que jetée au feu.
Dans le Londres du XIXe siècle, un jeune barbier (Johnny Depp) voit sa femme et sa fille enlevées par un despote décadent. Sa femme – livrée à tous les outrages – en mourra, sa fille sera adoptée, et lui envoyé au bagne pendant vingt ans. Le film commence alors qu’il fait son retour à Londres, décidé à se venger de ses bourreaux, aidé par une aubergiste débrouillarde (Helena Bonham Carter). Pour la première fois, Burton, en dépit de quelques flash-backs vite expédiés, escamote la partie heureuse d’une fiction pour se concentrer sur la seule partie noire. Cette dernière, privée de son épisode édénique inaugural qui laissait encore quelque espoir, prend l’ampleur d’une vision uniformément pessimiste du monde.
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Il existe deux traditions du récit de vengeance, l’axe Kleist (Michael Kolhaas) et l’axe Dumas (Le Comte de Monte-Cristo), l’un actif et l’autre troublé. Le premier raconte l’ajustement déterminé des moyens et des fins pour punir les bourreaux. Le second déplace les enjeux en laissant surgir des états d’âme qui rendent caduque l’intention première et dérangent la netteté de la mission. Récit kleistien donc, par la violence du film qui porte l’action. Le sang coule à flots dans Sweeney Todd, gorges tranchées à répétition qui jalonnent le chemin de la vengeance. C’est une violence qui réussit à étonner par la franchise avec laquelle elle est mise en scène, par la fureur détachée des contingences humaines avec laquelle elle s’exerce, comme si la netteté rythmique du coup porté faisait table rase de tout scrupule. Mais aussi récit à la Dumas, par le chant qui porte les états d’âme. Car oui, cela n’avait pas été précisé tant l’effet de surprise est ici bénéfique à la découverte du film, il s’agit d’une comédie musicale signée Stephen Sondheim – qui fit les belles heures de Broadway. Constamment actif, le barbier, auquel Johnny Depp prête son ombrageuse nature, est aussi constamment ailleurs. Mais où donc ? Reporté à l’époque bénie des claires amours ? Projeté dans le temps souhaité de l’après-vengeance, enfin délivré de la morsure du ressentiment ? Non, il est juste tout à son chagrin, tyrannie intérieure qui l’isole du monde, l’oblige à se mouvoir dans le présent en ressassant sa haine, et donne à ses coups de rasoir une détermination rêveuse. Prenant tour à tour les tonalités de la consolation, de la déploration, de l’exhortation, les plus beaux moments chantés du film sont ceux où une femme, Helena Bonham Carter, lance sa voix pour distraire le barbier et déplacer la vengeance vers la possibilité d’un second bonheur après le premier malheur, déployée lors de l’épisode de la villégiature au bord de mer, où l’expansivité utopique du rêve est comme piquetée par le scepticisme galopin du cinéaste. Affrontement donc du récit actif et du récit troublé. La fin du film, dont on ne dévoilera pas la teneur, met en scène l’étreinte convulsive de l’un et l’autre en mêlant le sang et les larmes, retrouvant ainsi ce mystérieux chiffre chimique de l’humeur vengeresse : lorsqu’on fait couler le sang, n’est-ce pour permettre à un autre fluide, lacrymal celui-ci, de s’épandre enfin ? Il faut que le sang coule pour que le chagrin s’exprime, il faut pleurer de rage. Pourquoi la guerre après la réconciliation, se demandait-on ? Au sein de ce monde attisé, la bonté ne peut être que macabre, qualité pragmatique chez Helena Bonham Carter, qui peut tout à la fois secourir un orphelin et cuisiner des cadavres, et qualité romantique chez Johnny Depp, traits sensibles et main impitoyable – le chagrin à visage barbare, c’est-à-dire définitivement inconsolable, est à ce prix.
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