Pour son deuxième film en tant que réalisateur, Aaron Sorkin reconstitue le procès historique d’un groupe de manifestants antimilitaristes. Une fresque tout en colère contenue sur la polarisation de l’Amérique et l’institutionnalisation de la répression politique.
Il y a treize ans, Aaron Sorkin sort d’une mauvaise expérience avec Studio 60 on the Sunset Strip, sa première série post-A la Maison-Blanche annulée après une saison flamboyante mais mal-aimée. Pour noyer son dépit ailleurs que dans les produits illicites, celui que Tout-Hollywood considère comme un génie torturé (Sorkin écrivait presque seul une vingtaine d’épisodes par an, d’où les excès…) rédige pour Steven Spielberg le scénario des Sept de Chicago : une traversée de l’Amérique contestataire de la fin des sixties et de la répression du système d’Etat sous Nixon.
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La grève des scénaristes et le bordel induit dans les studios ont eu longtemps raison du projet, qu’un soir de l’été 2018 trumpien, le réalisateur de La Guerre des mondes décide finalement de raviver en le proposant à son scénariste original. Aaron Sorkin donc, jeune réalisateur de 59 ans qui signe son deuxième long métrage après l’intéressant Grand Jeu sorti en 2017.
Même associé à une grande figure comme David Fincher (l’iconique The Social Network en 2010), Sorkin scénariste n’a jamais perdu la main sur son travail, parvenant à conserver la visibilité de son flow, son art du dialogue musical et de la joute verbale coupante. Seul aux commandes, il n’est pas étonnant qu’il s’applique à lui-même un traitement assez similaire.
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Un classicisme tranquille
C’est d’abord la personnalité de scénariste d’Aaron Sorkin qui dirige la barque dans Les Sept de Chicago, son moi de tisseur de mots restant supérieur à celui du fabricant d’images. Cela n’a rien d’un souci, même si les quelques échappées visuelles possibles dans ce film de procès – les affrontements, la séquence finale notamment – restent un peu timides, ou disons d’un classicisme tranquille.
L’histoire que raconte le film et son actualité suffisent à capter l’attention sur le fil des mots et des acteurs (Eddie Redmayne, Sacha Baron Cohen, Franck Langella, Jeremy Strong, Mark Rylance entre autres) qui les échangent avec une joie visible et communicative. Une joie qui ne masque en rien la colère du propos, que Sorkin déploie avec son sang-froid et son écriture faite de flèches stylées.
Chez Sorkin, la parole sert simultanément de révélateur et de marteau destiné à faire plier l’enclume du pouvoir
En marge de la convention démocrate du mois d’août 1968, des heurts violents ont lieu entre la police et des manifestant·es a priori pacifiques, se poursuivant au tribunal où huit accusés de conspiration doivent répondre de leur responsabilité dans la violence du moment (comment ne pas penser au Pays qui se tient sage de David Dufresne ?) face à un juge grossièrement partial et un procureur en mission.
Un genre de procès politique à la suite d’une répression policière injustifiée, qui a bien existé dans la vraie vie, quelques mois après l’assassinat de Bobby Kennedy. On le suit ici dans la longueur, comme une excavation en direct de la grande scission américaine désormais béante en 2020 entre les “libéraux” et les partisans de “l’ordre”.
De cette possible binarité, le cinéaste fait un feu d’artifice de points de vue, démontrant que l’altérité demeure toujours une force, surtout dans un même camp. La beauté du film réside d’abord dans la circulation de la parole et la manière dont celle de chaque accusé (malgré leur but commun, aucun n’a la même vision de ce que doivent être l’Amérique et la lutte politique au début du film) se diffuse dans l’espace des autres, comme la découverte d’un secret. Chez Sorkin, la parole sert simultanément de révélateur et de marteau destiné à faire plier l’enclume du pouvoir.
La vie des hommes et des pays dépend de peu
C’est le sens de l’obstination magnifique du personnage de Bobby Seale (Yahya Abdul-Mateen II), membre des Black Panthers et huitième homme littéralement contraint au silence. C’est aussi le sens de “l’anti-climax” des Sept de Chicago – sa fin sorkinienne plus que sa fin réelle –, lorsque les deux stars parmi les accusés, Tom Hayden (futur mari de Jane Fonda) et Abbie Hoffman (véritable machine à punchlines) s’unissent malgré leurs différences.
Dans un éclair de génie sémantique, le second décrypte ce que le premier a vraiment voulu dire à un moment crucial qui a précédé les affrontements. La vie des hommes et des pays dépend de peu : d’une erreur de grammaire corrigée, d’un mot oublié dont le retour permet de connaître la vérité. La politique se niche parfois dans les détails, le génie d’Aaron Sorkin aussi.
Les Sept de Chicago d’Aaron Sorkin, avec Yahya Abdul-Mateen II, Sacha Baron Cohen, Joseph Gordon-Levitt (E.-U., G.-B., Ind., 2020, 2 h 09). Sur Netflix
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