A Bangkok, avec Apichatpong Weerasethakul, ses acteurs, son chef op. Dans cette ville moite et tentaclaire, où le réalisateur de Tropical Malady « peut vivre seul, à peu près heureux ». Des échoppes du marché aux tournages en cours, voyage avec celui qui, en trois films, a mis la Thaïlande au premier plan de la carte artistique du cinéma mondial.
Ni Michael Moore ni Quentin Tarantino n’ont pu empêcher Bush de décrocher son second mandat présidentiel. En plus d’être une bévue assez injuste pour les intérêts du cinéma, la Palme d’or 2004 n’aura donc servi à rien. A Bangkok, en ce début du mois de novembre, les présidentielles américaines mobilisent beaucoup moins l’opinion publique qu’en Europe. Le pouvoir a soutenu l’engagement des Etats-Unis dans le conflit irakien. Et, à Bangkok, le fait marquant du dernier palmarès fut moins la Palme d’or d’intervention attribuée à Moore que la première récompense remportée à Cannes par un film thaïlandais : Tropical Malady, prix du jury 2004, et assurément, pour quelques poignées de festivaliers touchés par la foudre, le film qui a tout déchiré dans la compétition.
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Pour certains, l’aventure a commencé à Cannes, en mai 2002, dans la salle d’Un certain regard. On découvrait, ébahi, Blissfully Yours, le deuxième long métrage d’un jeune cinéaste thaïlandais d’à peine plus de 30 ans, dont la prononciation du nom prenait des airs de périlleux exercice articulatoire : Apichatpong Weerasethakul. Cette belle randonnée à la lisière de la jungle, qui voyait un immigré clandestin birman, une jeune fille, une femme mûre et son amant s’ébattre au bord d’une rivière, dégageait en douceur un horizon radieux pour le cinéma d’aujourd’hui. Quelque chose d’assurément neuf circulait là, dans ces séquences exténuées par la durée, cette grâce plastique qui ne cède pas à la picturalité, cette esthétique lo-fi où la lumière naturelle irradie le plan et le préserve de l’enluminure.
Deux ans plus tard, l’effarant Tropical Malady confirme que le cinéaste est énorme, qu’il continue à creuser un sillon (Tropical Malady rejoue à l’identique la structure en deux blocs sécables de Blissfully Yours, reconduit son rythme de promenade erratique languissante) et qu’en même temps sa puissance de renouvellement est immense. Il faut exhumer la dernière heure d’Apocalypse Now, le souvenir de certains voyages intérieurs décrits par Herman Melville ou Joseph Conrad, certaines séquences de pure terreur mentale chez David Lynch la dérive psychotique de Mulholland Drive et sa façon stridente de dire le dépit amoureux après une rupture , pour approcher le continent excitant et hostile qu’aborde Tropical Malady. Pour tenter d’approcher la vision du monde d’un garçon de 34 ans aux visions si puissantes, le suivre quelques jours dans sa vie quotidienne et son travail, nous nous sommes donc rendus chez lui, à Bangkok, en Thaïlande, ce pays qu’il a su, en trois films, faire apparaître au premier plan de la carte artistique du cinéma mondial.
Ce qui frappe d’abord chez Apichatpong Weerasethakul, c’est son extrême douceur. Sa voix est frêle, il pèse tous ses mots, ne se départ jamais d’une certaine réserve, a l’allure mal assurée d’un adolescent introverti. Il demande à ce qu’on l’appelle Jo, son surnom d’usage. Il vit dans le nord de cette ville tentaculaire, chez sa s’ur, avec son chien Godzilla. Il ne se déplace jamais sans sa grosse voiture un peu usée alors que le trafic est un enfer dans cette métropole qui s’est développée en dépit de toute logique urbanistique. Et souvent, il se perd dans les détours tentaculaires de ces longues avenues para-américaines qui quadrillent la ville.
Le premier jour, nous le retrouvons dans un restaurant de nouilles dans le quartier de Siam, avec Charles de Meaux, son producteur français, qui lui fait découvrir le packaging des DVD de ses deux premiers films, Mysterious Object at Noon et Blissfully Yours (lire encadré page 38). Il apprécie le design sophistiqué de l’objet, conçu, comme l’affiche de Tropical Malady, par les graphistes M/M (connus pour leur travail sur les pochettes des derniers Björk et d’American Life de Madonna).
C’est dimanche. Aujourd’hui, il ne travaille pas, mais dès demain il doit reprendre le tournage d’un film que lui a commandé une compagnie musicale thaï, Bakery. La société fête ses dix ans d’existence et prépare un énorme concert pour l’occasion, avec tous les artistes du label, dans un stade de 50 000 places. Elle a commandé à Jo et à un autre cinéaste thaï une imposante installation vidéo de quarante-cinq écrans. Le concert, prévu sur une durée de six heures, comprendra tous les styles musicaux : du rock thaï, de la pop thaïe, du hip-hop thaï (un genre en pleine expansion, le look Eminem pour les garçons et Beyoncé pour les filles, faisant comme partout ses émules dans les quartiers jeunes de la ville). « Mais moi, j’interviens principalement sur les chansons d’amour, les ballades sentimentales, les morceaux un peu tristes », dit Jo avec un sourire ironique.
Les morsures du sentiment amoureux sont son affaire, on le savait par ses films. Pour le show, il a prévu de peupler les écrans de formes abstraites en mouvement, simulant des organismes vivants, des formes cellulaires ou f tales, des particules colorées, renvoyant à un imaginaire de genèse et d’origine du monde vivant. A ces images, il souhaite mêler celles d’enfants sourds-muets traduisant en langage des signes les paroles des chansons. Il nous invite à venir sur le tournage de ces séquences le mercredi suivant.
Mais pour l’heure, il se propose de nous faire visiter la ville, en commençant par le plus grand des marchés de Bangkok. Dans ce dédale d’échoppes et de baraquements sur plusieurs kilomètres carrés, on trouve tous les objets du monde en contrefaçon : des copies de meubles de design, de marques de vêtements, des souvenirs pour touristes et, en premier lieu, des disques et des DVD piratés, pour la plupart très récents, vendus à des prix dérisoires. Une très large majorité de ces biens culturels à dispo est constituée de films américains, de musique américaine… Parce que la demande est forte en ce domaine, mais aussi, semble-t-il, parce que certaines entreprises de l’industrie du spectacle thaïlandais sont partie prenante dans ce commerce florissant de la copie. Et que, par conséquent, les films thaïs produits par ces entreprises sont préservés de cette grande distribution des pirates.
Jo furète dans le stand d’un vendeur de DVD. Par principe, il n’achète que des films américains en pirate. Son choix s’arrête sur Team America, le nouveau long métrage en marionnettes des créateurs de South Park. Sur le cinéma américain commercial, le discours de Jo est contrasté. Il le suit avec intérêt, est assez enthousiaste, par exemple, sur Le Village de M. Night Shyamalan, mais tient parfois aussi des discours globalisants sur le formatage esthétique du cinéma hollywoodien et la nécessité d’y résister. Il est curieux de l’accueil fait en France aux films de François Ozon, qu’il n’a pas vus, mais sur lesquels il a lu des textes qui l’ont intrigué. Il trouve bien qu’un cinéaste fasse des films très vus dans le monde, tout en gardant une touche personnelle. De façon générale, il voit assez peu de films en salle, mais lit beaucoup de critiques sur le Net, notamment celles du Village Voice ou du Chicago Reader.
En poursuivant notre balade dans ce marché géant, on tombe sur le petit stand de l’assistant décorateur de Tropical Malady, Gho. Comme d’autres jeunes collaborateurs du film, Gho, qui ne bénéficie pas des protections sociales des intermittents du spectacle français, vend des T-shirts, qu’il confectionne, sur les marchés. L’un d’eux a été spécialement dessiné par Jo et porte l’inscription Tropical Malady, assortie de la mention du prix du jury cannois. On peut y voir un tigre en train de plus ou moins se faire sodomiser par une silhouette masculine. Le T-shirt est drôle, on l’achète, Jo s’en réjouit car il touche un pourcentage sur les ventes. Dans la foulée, on lui demande des nouvelles du tigre qui trône dans la dernière partie du film il y est doté d’une voix off et qui jette, plein cadre, de foudroyants regards de désir sur le héros du film. Jo et Charles expliquent que quatre tigres ont été nécessaires pour tourner ces scènes. Ce qui n’a pas été simple à trouver, puisque la quasi-totalité de ce que le continent asiatique compte de tigres avait été réquisitionnée par Jean-Jacques Annaud pour son Deux frères. Depuis le tournage, deux des tigres de Tropical Malady ont succombé à la redoutable épidémie appelée « grippe du poulet », apprend-on un peu contrarié au restaurant, en dégustant une délicieuse préparation thaïe… à base de poulet.
Le soir, dans le bar d’un hôtel, on lui pose quelques questions sur la genèse de Tropical Malady. « Je me suis lancé dans l’écriture sans partir d’une idée de récit. Je n’avais pas vraiment d’histoire. Comme sur Blissfully Yours, j’avais plutôt un concept. Ou plus précisément une idée de structure. Celle d’un film scié en deux, avec deux parties disparates. Mais mon inspiration est surtout venue des paysages que j’avais filmés dans Blissfully Yours. J’avais l’impression de ne pas être allé au bout de ce que je voulais faire avec ces paysages. J’avais très envie de retourner filmer dans la jungle. J’aime être dans la jungle. Même si le tournage devient très compliqué, c’est un challenge vraiment galvanisant. Il n’y a plus de restrictions. Tout y est permis. Sur les quarante jours de tournage, vingt se sont déroulés dans la jungle, et parfois, ça pouvait quand même virer au cauchemar. Surtout pour les nombreuses scènes nocturnes.
Quelle était votre ligne directrice sur la lumière du film ?
La recherche de certains états de lumière était au c’ur de mon projet. Je voulais un film où les scènes de jour ne comportent pas de lumière artificielle et où les scènes de nuit soient à la limite du visible. C’est très difficile de n’avoir que la lune comme source lumineuse. Au départ, je voulais que les scènes nocturnes de jungle plongent le film dans le noir complet, qu’on n’y voie vraiment rien, mais mon producteur m’a raisonné. On a cherché ensemble jusqu’à quel point d’obscurité on pouvait aller.
Le plan de l’arbre peuplé d’esprits phosphorescents comporte-t-il des trucages numériques ou s’agit-il d’une pure installation lumineuse ?
C’est un mélange des deux. Je ne voulais pas d’effets numériques voyants, comme dans Le Seigneur des anneaux. J’avais envie qu’on puisse croire que cela était possible au tournage, qu’il y ait un mélange de merveilleux et de réalisme. »
Cette façon de capter la manière dont la lumière travaille la nature, de la retravailler pour la précipiter subrepticement au bord des ténèbres, est effectivement la trame du film, son récit véritable. « Mon cinéma n’est pas vraiment narratif, il est plutôt environnemental. » L’art contemporain est un peu le socle théorique du cinéma d’Apichatpong. Sa formation commence d’abord par des études d’architecture, encouragées par ses parents. Mais à 24 ans, en 1994, après avoir réalisé quelques courts métrages, il décide de partir à Chicago, à la School Art Institute, pour suivre des études de cinéma. Quelques années auparavant, le Coréen Hong Sang-soo, autre phare du cinéma contemporain, y avait aussi étudié.
Là, il découvre le cinéma expérimental américain Warhol, Mekas, Brackage… , qui lui fait l’effet d’une hydrocution. « Ça a été une vraie découverte. J’ai été très marqué par les films populaires thaïs que j’ai vus dans mon enfance, les histoires de fantômes, les films fantastiques, le cinéma populaire de Hong-Kong aussi, qu’on voyait beaucoup en Thaïlande. Ensuite, j’ai découvert le cinéma de genre américain. Puis je me suis vraiment passionné pour ce cinéma expérimental des années 60. J’ai vraiment été fasciné par certains films de Warhol. »
La seconde détonation vient de l’art plastique et de sa rencontre avec tout un groupe d’artistes, vidéastes, plasticiens, qui ont façonné l’art contemporain français dans les années 90, et qui gravitent autour de la société de production Anna Sanders : Pierre Huyghe, Dominique Gonzalez-Foerster, Charles de Meaux, Philippe Parreno… La passerelle est ancienne. Elle remonte à l’émergence sur la scène internationale d’un artiste thaïlandais, considéré comme la figure de proue de l’esthétique relationnelle : Rirkrit Tiravanija, dont les faits d’armes les plus fameux furent l’organisation de dîners dans des galeries. Même si le travail de Tiravanija l’a rapidement appelé à vivre principalement à New York, un vrai pont s’est construit entre la Thaïlande et l’art contemporain mondial, et plus particulièrement la troupe d’Anna Sanders, qui a beaucoup croisé le parcours de Tiravanija. L’artiste thaïlandais a notamment réalisé un film de la série des Ann Lee (personnage de jeux vidéo dont le collectif a acquis les droits), puis a conçu une sorte d’espace utopique investi pour les artistes, au nord-est de la Thaïlande, appelé The Land. Des intervenants y conçoivent une habitation, un système d’installation électrique (comme Parreno et l’architecte François Roche)…
Pour Apichatpong, le lien à la structure Anna Sanders a tenu avant tout à deux personnes : Charles de Meaux et Dominique Gonzalez-Foerster. Le premier, également cinéaste (Shimkent Hotel), est devenu son producteur dès le deuxième long métrage, un véritable alter ego qui l’accompagne dans toutes les phases de son travail et se démène, de sélection en festival, pour amplifier sa reconnaissance mondiale. La seconde, la plasticienne et cinéaste Dominique Gonzalez-Foerster, l’a connu lors d’un festival de cinéma expérimental à Bangkok. Là, elle a découvert Thirdworld, un court métrage tourné par Jo en 1997. Depuis, la réalisatrice d’Ile de beauté et scénographe des concerts de Bashung et Christophe est devenue son amie. Il admire son travail et dit avec une nuance de mélancolie : « J’adore le cinéma de Dominique, elle est meilleure que moi, c’est magnifique ce qu’elle parvient à capter sur un instant, une sensation, une lumière. »
Avant même son baptême cannois, juste après le montage de Blissfully Yours, fin 2001, Apichatpong a même vécu six mois à Paris, pensionnaire du Palais de Tokyo. Mais il en garde un souvenir contrasté : « Je n’étais pas prêt. J’étais préoccupé par Blissfully Yours. Je ne suis même pas allé au Louvre, très peu au Grand Palais. Je n’ai même pas eu le temps d’apprendre le français. Et puis, j’ai eu l’impression qu’à Paris les gens étaient tout le temps connectés à quelque chose de très social. Et en même temps c’est très fermé. Les gens sont toujours dans la communication de quelque chose. En Thaïlande, je peux vivre seul, avec mon chien, je suis à peu près heureux. En France, ce n’est pas le cas, je me suis vite senti très seul. Et puis c’était l’hiver, le climat était dur. C’est pourtant en France que mon travail a rencontré une certaine reconnaissance, dans les médias, à Cannes. Mes films voyagent mieux que moi. »
Si le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul s’origine dans des formats et des dispositifs issus de l’art contemporain (tels les installations vidéo…), il ne s’est jamais défait non plus d’une veine plus souterraine, irriguée par les réminiscences du cinéma populaire asiatique. Entre Blissfully Yours et Tropical Malady, Apichatpong a d’ailleurs réalisé un film de commande un peu casse-cou : Iron Pussy, les aventures humoristiques d’un travesti propulsé dans les codes du cinéma d’action populaire thaï. Plutôt bien reçu en Thaïlande, le film a fait un tour au dernier Festival de Berlin, où il laissa médusés les quelques critiques venus s’enquérir de la nouvelle production du nouveau grand artiste en vue. « J’aime beaucoup Iron Pussy. Je le vois comme une expérience dans la lignée du Psycho de Gus Van Sant. J’ai utilisé tous les codes du cinéma thaï des années 70, en substituant au personnage féminin un travesti. »
Peut-on y voir une volonté politique, une démarche queer ? « Ça a forcément une signification politique, répond le réalisateur mais ce n’est pas vraiment pour ça que je l’ai fait. C’était plus conceptuel, refaire un film et en modifier un détail qui en affecte la lecture. Et puis vous savez, en Thaïlande, les travestis font vraiment partie de la culture populaire. Tout le monde adore leurs spectacles, on peut en voir partout, dans les clubs, les restaurants… A la limite, la façon dont les deux personnages de Tropical Malady vivent leur amour est plus en rupture. En Thaïlande, l’homosexualité n’est pas réprimée, mais il n’est pas courant de voir deux garçons marcher main dans la main, ou l’un d’eux poser sa tête sur les genoux de l’autre sans que personne ne remarque rien. Là, j’ai choisi de ne pas être dans le réalisme, plus dans une sorte d’utopie. »
Un soir, les deux garçons du film, Banlop Lomnoi (le soldat) et Sakda Kaewbuadee (son jeune amant), surnommés comme dans le film Keng et Tong, nous entraînent dans un club gay de Bangkok, où se tient justement un spectacle de « ladyboys », effectivement très prisé. Keng et Tong ne sont pas des comédiens professionnels. Jo ne nous suit pas il ne boit pas d’alcool, déteste sortir, goûte peu les lieux publics, se couche tôt. Keng, 34 ans, avait fait un peu de figuration et a depuis tourné quelques pubs. Il aimerait devenir chef opérateur. Ne parlant ni anglais ni français, il sourit avec la même désarmante candeur que dans le film. Tong, 26 ans, a quitté sa province à 15 ans, a beaucoup traîné dans Bangkok, fait tous les métiers. Jusqu’au jour où un inconnu l’arrête dans la rue pour lui demander de tourner dans un film. C’était Jo, qui lui proposait un des deux rôles principaux. « J’ai éclaté de rire. Je trouvais ça absurde. Pour moi, mon visage était trop bizarre, trop irrégulier pour apparaître sur un écran. Mais avant de voir Blissfully Yours, je ne savais même pas qu’on pouvait faire des films comme ceux de Jo. » Il n’ose pas croire aujourd’hui à une possible carrière, mais a pour projet un court métrage réalisé par un Français installé à Bangkok.
Les acteurs sont la matrice du cinéma d’Apichatpong Weerasethakul. Le casting de Tropical Malady a duré un an, il dit avoir rencontré des centaines de comédiens. Et comme pour Blissfully Yours, le film a pris un tour nouveau lorsque son choix s’est arrêté. On lui demande des nouvelles du jeune acteur birman de Blissfully… « Il a quitté la Thaïlande. Il vivait ici avec un visa pour touriste. Sa vie ressemble un peu à celle du personnage. » Et le cinéma de Jo, réfractaire aux acteurs professionnels, trouve sa substance dans cette porosité entre personne et personnage.
Quelques nuits plus tard, histoire de ne pas mourir idiot, on traverse le quartier des bars à entraîneuses, où de jeunes filles thaïes déclinent les modes les plus sophistiqués du strip-tease devant un parterre électrisé de touristes occidentaux. On croise d’ailleurs très peu de Blancs dans Bangkok, sauf dans ces quartiers, dont ils ne décollent pas. Ce Bangkok du tourisme sexuel fait horreur à Apichatpong, il préfère n’en rien savoir et il n’apparaît pas dans ses films à mille lieues de la Thaïlande du Plateforme de Houellebecq.
Le dernier jour de notre séjour, on se rend dans la proche banlieue pour assister au tournage de son film musical. Des enfants sourds-muets défilent sur un fond blanc et chantent en langage des signes une chanson incroyablement sirupeuse. « Le texte est d’une très grande tristesse », dit Jo. Le spectacle des enfants l’amuse et le ravit. Sur ce tournage, il a retrouvé Sayombhu Mukdeeprom, le chef opérateur inspiré de Blissfully Yours. Il envisage de le retrouver pour le long métrage suivant. Il aimerait que le prochain film coûte moins cher, que son financement soit plus simple.
Mais le prochain long n’est pas pour tout de suite. Après avoir terminé cette commande d’installation vidéo pour le concert, Apichatpong doit enchaîner sur le tournage d’un court métrage de 30 minutes en vidéo. « C’est une commande d’un festival de cinéma en Corée, passée à trois cinéastes asiatiques. L’un d’eux est le Japonais Shinya Tsukamoto (Tetsuo, Bullet Ballet) et l’autre un cinéaste coréen. Le cinéma coréen est dans une telle santé économique que c’est difficile aujourd’hui de trouver un Coréen intéressé à l’idée de réaliser un film court en vidéo pour un festival. Alors que pour un Thaïlandais, ça reste une opportunité de faire un film. »
Si le besoin physique de retrouver les sensations de tournage dans la jungle de Blissfully Yours avaient engendré Tropical Malady, c’est le travail sur l’animalité, amorcé par ce dernier film, qui fait le lien avec le suivant. En effet, ce court métrage ne comportera pas de présence humaine. « Je ne suis pas encore très sûr. J’ai envie de ne travailler qu’avec des animaux et des effets spéciaux numériques. » C’est sur cette promesse de film animalier, virtuel et métaphysique que nous prenons congé du royaume de Siam. Il ne faut pas rater l’avion. A Paris, le soir même, jouent les Libertines.
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