Le quotidien de quelques jeunes filles à Tanger. Tonique et secouant.
Pas franchement surf, Sur la planche (expression qui signifie “sur la corde raide” ou “au bord de l’abîme”) nous embarque direct et sans préliminaires dans le quotidien de jeunes filles en situation de survie à Tanger.
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Badia et ses copines, la vingtaine, travaillent plus pour gagner moins dans les usines de fringues et de produits marins d’une zone portuaire en pleine expansion. Les fruits de la croissance n’étant pas redistribués à ces ouvrières, elles pratiquent la débrouille pour mettre du beurre dans leur maigre semoule : prostitution, arnaques, petits larcins…
On ne trouvera pas le moindre gramme de misérabilisme dans l’attitude de ces “bad girls”, ni dans le regard que porte sur elles Leïla Kilani. Comme dit Badia : “Je ne vole pas, je me rembourse”.
Souvent portée à l’épaule, la caméra de Kilani colle aux basques de ces petites bombes d’énergie. Ce style physique pourrait faire penser aux Dardenne ou à Kechiche, en plus brut de décoffrage.
Cela dit, le point fort du film n’est pas tant son filmage que ce qu’il saisit : des jeunes femmes qui pulvérisent toutes les idées reçues sur la “femme arabe”, un peu putes mais totalement insoumises, animées d’une libido dévastatrice, propulsées par une vigueur folle et une conscience aiguë de leur condition.
Elles tracent leur route en toute autonomie dans la jungle de l’économie libérale et de l’injustice sociale, hurlant un gros “fuck” aux convenances de leur société ultrapatriarcale. Un de leurs trésors est la parole : un flow d’enfer, entre poésie, rap, slam, scat, qui répand son kérosène dans tout le film et électrise le spectateur, même celui qui ne comprend pas un mot d’arabe.
Si Sur la planche n’était que cette décharge féminine et marock’n’rollienne presque aussi secouante que les mouvements sismiques de la région, il vaudrait déjà le coup d’être vu.
Mais c’est aussi un formidable document sur le Maroc contemporain et ses mutations, tourné en immersion avec des comédiennes amateurs pêchées dans les cafés, sur les plages et les pages Facebook.
On y apprend les codes de la rue tangéroise, la lutte des classes et des sous-classes, la frontière entre les ouvrières “textile” et les ouvrières “crevettes”, ces dernières étant considérées comme la lie du bas de l’échelle sociale… Les plans dans la conserverie de crustacés nous font presque ressentir son odeur âcre et tenace, qui colle littéralement à la peau de Badia.
Ce film très urbain et nocturne (qui fut l’an dernier, comme Corpo celeste, l’une des belles surprises de la Quinzaine des réalisateurs), constamment strié de tension, n’est pas sans évoquer Cassavetes ou les premiers Scorsese.
On fantasme beaucoup sur Tanger, lieu littéraire marqué par Bowles ou Burroughs. Sans effacer cette dimension fantasmatique séduisante mais un peu poussiéreuse, Leïla Kilani nous montre une autre facette de la ville, beaucoup plus réelle et contemporaine, dans un film à la fois galvanisant et tragique.
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