L’émission d’ARTE consacrée au documentaire de création, La Lucarne, célèbre ses 20 ans. Durant trois soirées de novembre, la diversité
de sa riche programmation sera à l’honneur, avec des pépites signées Wang Bing, Kirsten Johnson, Clément Cogitore ou encore Alan Berliner.
Il y a d’abord le visage de cette femme impassible filmée en légère contre-plongée dans un intérieur sombre. Le regard inquiet, elle semble attendre quelque chose. Parfois, ses yeux scrutent la caméra qui la filme ; parfois, elle regarde autour d’elle, comme absente au monde qui l’entoure. Dans le plan suivant, nous la retrouvons en extérieur. Elle est filmée de plein pied, le visage marqué par la douleur, la main posée sur la bouche comme pour ne pas hurler sa souffrance. Dans la séquence suivante, la voici plantée au milieu d’une pièce exiguë qui semble être son lieu de vie. Ce sont les seules fois où nous verrons madame Fang debout.
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La suite, qui se situe un an plus tard, suivra les dernières heures de la malade, victime d’Alzheimer. Le visage de la petite dame n’est plus qu’un masque immobile et squelettique. C’est ce moment d’agonie éprouvant que choisit de filmer Wang Bing dans un geste incisif pour ce cinéaste habitué aux longues fresques : 1 heure 26 d’immersion dans cette petite pièce, à la fois chambre, cuisine et salle à manger. C’est là, autour du corps inanimé mais toujours éveillé de madame Fang, clouée au lit, que se pressent ses enfants et d’autres membres de la famille. Parfois, on s’inquiète du déclin de la mourante, parfois on l’oublie, on parle même devant elle de sa future crémation… Parfois aussi, on parle d’autre chose ; dans les volutes de fumée, les verres d’alcool et la nourriture circulent.
La mort en direct
C’est bien ici, dans cet espace de vie et de mort, que Wang Bing décide de poser sa caméra. Avec Mrs. Fang, lauréat du Léopard d’or à Locarno en août dernier, le cinéaste filme la mort en direct, sans jamais consentir au portrait purement mortifère. Au contraire, Wang Bing fait de cette disparition un acte du quotidien difficilement regardable mais bel et bien là.
Car si la dame meurt, autour d’elle chacun vit, comme en témoignent ces belles séquences de pêche nocturnes, véritables bouffées d’air. Wang Bing désamorce tout soupçon de voyeurisme et ce qu’il filme là, dira-t-on naïvement, c’est la vie dans sa plus banale expression, dans ses instants les plus douloureux comme les plus légers.
Après tout, il n’est qu’un “type ordinaire qui a eu une vie ordinaire” et il n’y a vraiment “pas de quoi faire un film” autour de sa banale et classique existence
Dans Cameraperson, la cinéaste Kirsten Johnson filme l’extinction à petit feu de sa mère, atteinte elle aussi de la maladie d’Alzheimer. Dans cet autoportrait fragmenté, nourri d’images très diverses, la cinéaste capte elle aussi les derniers instants de lucidité de sa mère qui, petit à petit, ne reconnaît plus ce qui lui était familier. Son entourage, ses souvenirs lui deviennent inconnus. En filmant des corps et des visages absents, les deux cinéastes saisissent, chacun à leur manière, l’indicible de la maladie.
En 1997, dans Nobody’s Business, le cinéaste américain Alan Berliner brossait le portrait de son père, Oscar. Dès les premières secondes du film, l’homme, acariâtre et tendre à la fois, rechigne à se prêter au jeu de la confession face caméra. Après tout, il n’est qu’un “type ordinaire qui a eu une vie ordinaire” et il n’y a vraiment “pas de quoi faire un film” autour de sa banale et classique existence entre service militaire, mariage, enfant et travail. Un sentiment bien évidemment démenti tout au long du film tenu de bout en bout par la parole de l’homme que l’on croyait verrouillée.
Polyphonie et pluralité
Dans Vénus : confessions à nu, Lea Glob et Mette Carla Albrechtsen recueillent une parole rare, celle de femmes qui, face caméra, racontent leur sexualité, entre fantasmes et expériences réelles. Enfin, l’artiste touche-à-tout Clément Cogitore, lui, capte avec Braguino (sorti en salle le 1er novembre) le quotidien d’une communauté vivant en totale autarcie en Sibérie. Le cinéaste sonde, sous cet apparent vivre-ensemble en communion avec la nature, la fin d’un monde.
Une femme en train de mourir, un père peu enclin à raconter sa vie car après tout “ça ne regarde personne”, des confessions intimes ou la chute d’une utopie… Le documentaire peut-il vraiment tout montrer ? Assurément, semble répondre La Lucarne, qui éclaire tout un pan du documentaire de création. Voilà tout juste vingt ans que cette émission phare d’ARTE joue aux explorateurs noctambules (le programme est diffusé chaque lundi aux alentours de minuit et disponible en replay) et trace les contours d’un cinéma exigeant et libre.
Pour célébrer l’événement, la chaîne a voulu souligner la polyphonie (Danemark, Chine, Pologne, Allemagne, France, Etats-Unis) de cette case et sa pluralité, en diffusant sur trois lundis (13, 20 et 27 novembre) neuf films, avec des inédits (Braguino de Cogitore) et des classiques (le film de Berliner). La Lucarne va également créer sa propre chaîne YouTube, alimentée par un nouveau film par semaine disponible ensuite pendant deux ans.
Un réjouissant labo d’expérimentation
Une manière de réaffirmer l’identité de l’émission, véritable ADN de la chaîne, en remettant au goût du jour des films “oubliés”, parfois jamais édités en DVD ou indisponibles en VOD, et pourtant majeurs dans “la petite histoire récente du cinéma”, nous dit Rasha Salti, nouvelle chargée de programme de La Lucarne à ARTE France.
Il y a tout juste vingt ans donc, Thierry Garrel, à l’époque directeur des documentaires de la chaîne, imaginait ce créneau exclusivement réservé au documentaire de création. La Lucarne devint très vite un réjouissant labo d’expérimentation dans lequel se côtoient essais documentaires, docu-fictions, journaux intimes et bien d’autres formes cinématographiques. C’est dans cette case marginale que défilent les œuvres hors normes de cinéastes tels qu’Alain Cavalier, Apichatpong Weerasethakul, Chantal Akerman, Arnaud des Pallières ou Tsai Ming-liang.
« Il fallait absolument une place pour le cinéma documentaire d’auteur où la forme prenait des radicalités intéressantes”
Très vite, Thierry Garrel fait appel à Luciano Rigolini. Durant plusieurs années, cet artiste, photographe, metteur en scène et producteur de documentaires, incarnera le visage de l’émission, jusqu’à son départ en 2015. Pour Rasha Salti,qui lui a succédé auprès de Fabrice Puchault, directeur de l’unité Société et Culture d’ARTE France, Rigolini est celui “qui a suivi la naissance de l’émission et l’a nourrie pendant vingt ans” et Thierry Garrel celui qui a compris “qu’il fallait absolument une place pour le cinéma documentaire d’auteur où la forme prenait des radicalités intéressantes, un cinéma qui annonce de nouvelles formes à venir, de nouveaux modes d’interpellation du spectateur.”
Reprendre les rênes de La Lucarne, c’est se frotter à une identité très forte, “celle d’un cinéma expérimental” et pointu où “films d’artistes et essais documentaires” trouvent parfaitement leur place, confie-t-elle. Depuis janvier 2016, cette ancienne programmatrice de nombreux festivals (de Toronto aux Emirats), également collaboratrice du MoMA ou de la Tate Mordern, en occupe pleinement les responsabilités.
Optimiste pour l’avenir
Novice en télé, Rasha Salti dit cependant avoir retenu une leçon bien utile de son travail en festivals : considérer que “le public (est) toujours plus intelligent qu’on ne le croit, et toujours apte et ouvert”. C’est bien évidemment vers cette constante ouverture que tend l’émission.
Et dans vingt ans ? A quoi ressemblera le cinéma et que deviendra La Lucarne ? Si elle avoue n’en savoir rien, Rasha Salti reste optimiste sur l’avenir du cinéma : “Certains phénomènes surgissent qui sont très contradictoires mais rassurants dans leur contradiction. Les gens se rendent compte de plus en plus qu’on peut voir un film de différentes façons pourvu qu’il soit vu. Ce qui est erroné, c’est de penser que ces moyens de diffusion vont se tuer l’un l’autre et vont éliminer par exemple la salle de cinéma. Aller au cinéma est une expérience profondément sociale.
“On est obligé d’être beaucoup plus créatif et à l’écoute que nous ne l’avons été. Et je trouve ça très beau quand on vous invite à repenser”
D’un autre côté, avec le numérique, on a facilité la fabrication des films. Les caméras aujourd’hui sont là, et on n’a plus forcément besoin de pellicule. En même temps, on avait cru que la pellicule allait mourir et disparaître totalement, mais en réalité il y a chez certains cinéastes un regain d’intérêt pour le support. Toutes ces informations contradictoires sont très belles, car elles nous forcent à repenser des conclusions, des décisions actées, par rapport à la vie sociale du cinéma, à sa vie commerciale et aux enjeux culturels et politiques. On est obligé d’être beaucoup plus créatif et à l’écoute que nous ne l’avons été. Et je trouve ça très beau quand on vous invite à repenser. Quand on vous invite à ne plus penser, c’est moins bien.”
En ce qui concerne l’émission, Rasha Salti espère que d’ici là, du “sang neuf” aura été injecté. Nul doute que, si elle conserve sa singularité, La Lucarne saura accueillir la nouvelle génération.
La Lucarne fête ses 20 ans – 3 nuits blanches et 9 films Les lundis 13, 20 et 27 novembre à partir de minuit (à revoir sur Arte +7)
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