Adoubée par JoeyStarr et Kool Shen, la cinéaste Audrey Estrougo retrace dans “Suprêmes” le parcours de NTM et, au-delà, la vie des jeunes de banlieue à la fin des années 1980. Avec ses deux formidables comédiens Théo Christine et Sandor Funtek, elle raconte ici ce projet ambitieux aux accents nécessairement politiques.
“Que peut espérer un être jeune qui naît dans un quartier sans âme, qui vit dans un immeuble laid entouré d’une sorte de concours d’autres laideurs, et avec tout autour une société qui préfère détourner le regard et n’intervient que lorsqu’il faut se fâcher, interdire…”
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C’est François Mitterrand qui parle. Il commente, lors d’une allocution télévisée en octobre 1990, les émeutes à Vaulx-en-Velin, déclenchées par la mort d’un jeune homme à moto percuté par une voiture de police. Les propos sont saisissants, mixte entre une volonté de mettre la violence en perspective (on est loin du Karcher, des menaces et des insultes de Sarkozy) et un glaçant mépris de classe (“quartier sans âmes”, “concours de laideur” pour qualifier les quartiers périphériques des grandes villes).
Comment on parle d’elles et eux, et qui leur parle
Ces paroles ouvrent le film Suprêmes ; d’autres suivront car, tout du long, des citations de journaux télévisés égrènent le film. On entend par exemple un présentateur parler des premiers tagueurs comme de terroristes armés de bombes de couleur. La façon dont on décrit dans l’espace public les populations jeunes issues de banlieue est assurément un des sujets de Suprêmes, tout autant que l’ascension particulière de deux d’entre eux, Didier Morville et Bruno Lopes, bientôt connus sous le nom de NTM.
Les deux questions sont de toute façon connexes : comment on parle d’eux·elles (les jeunes de banlieue) et qui leur parle (tout simplement personne, jusqu’à ce que quelques pionnier·ères donnent enfin une visibilité à leur langage et leur culture).
La cinéaste songe à un film qui raconterait comment le constat sur les quartiers est le même depuis quarante ans.
C’est en articulant ces deux questions que la cinéaste Audrey Estrougo a convaincu Kool Shen et JoeyStarr de l’autoriser à raconter leur histoire. Au départ, la cinéaste (autrice de quatre longs métrages, dont La Taularde, 2016, avec Sophie Marceau) songe à un film qui raconterait comment le constat sur les quartiers est le même depuis quarante ans sans que pour autant rien ne soit mis en œuvre pour que la situation s’améliore. Mais pour traiter de cet abandon, il lui faut une entrée, un récit qui permettrait d’étreindre le sujet.
Elle le trouve en lisant Mauvaise Réputation, l’autobiographie de JoeyStarr écrite avec Philippe Manœuvre. “Il y a dans le livre seulement une vingtaine de pages qui décrivent la période que je couvre dans le film : la fin des années 1980, la formation de NTM… Ils étaient une bande de copains, ils faisaient du graff et d’un coup ils sont sortis de terre. Le hip-hop les a amenés à prendre un stylo, puis un micro. Mais soudain, il était évident que je tenais là une histoire qui pouvait incarner toutes mes envies de sujets autour de la jeunesse de banlieue.”
Audrey Estrougo se souvient que la première fois qu’elle a rencontré JoeyStarr, il lui a dit, avec cette manière directe qui le caractérise : “Bon, tout Paris a voulu faire un film sur l’histoire de NTM. On a dit non à tout le monde. Pourquoi je te dirais oui ?” La réalisatrice lui a donc répondu qu’elle voulait faire un film sur quarante ans d’abandon politique de la jeunesse en banlieue. “NTM tu t’en fous alors ?”, lui a répondu JoeyStarr. “C’est pour moi un prétexte ou un outil pour parler de ça.” JoeyStarr a donné son feu vert. Celui de Kool Shen a suivi.
De l’écriture au casting
Dès lors, Audrey Estrougo échafaude avec sa coscénariste Marcia Romano la charpente d’un récit nourri par des heures d’entretiens avec tous·tes ceux et celles qui ont approché les deux hommes à ce moment de leur vie.
“On a écrit le scénario avec des étapes où on établissait toute une liste de questions pour l’un et pour l’autre pour enrichir la partie sur laquelle on travaillait. Il n’y a pas eu à proprement parler de séances de travail avec Didier et Bruno. Mais plutôt une grande conversation ininterrompue. Ils ont dû lire sept ou huit versions du scénario.” Après l’écriture vient la phase probablement la plus décisive du film. Quels jeunes comédiens seront capables de ressusciter l’incroyable présence scénique et le charisme animal de JoeyStarr et Kool Shen ?
“C’est plus facile de jouer Freddie Mercury que JoeyStarr. Freddie Mercury, tu sais qu’il ne va pas désavouer publiquement ton travail”.
“Durant cette étape, je ne leur ai rien fait valider. Ils n’ont pas été consultés dans le choix des deux comédiens. En revanche, durant la longue période de préparation, qui a duré presque un an, j’ai demandé à Bruno et Didier de venir voir leur travail. Pas seulement pour qu’ils donnent leur assentiment mais surtout pour faire retomber un peu la pression de Théo et Sandor, qui étaient en panique de jouer des mecs vivants. C’est plus facile de jouer Freddie Mercury que JoeyStarr. Freddie Mercury, tu sais qu’il ne va pas désavouer publiquement ton travail. Alors que JoeyStarr, y a moyen.” [rires]
Ces deux comédiens s’appliquant à trouver leur flow et à bouger sur scène dans l’angoisse d’être jugés par leurs modèles, ce sont Théo Christine et Sandor Funtek. Le premier est un ancien surfeur de compétition, entré au Cours Florent à 18 ans et repéré l’an dernier dans Garçon chiffon de Nicolas Maury, où il étincelait de malice et de délicatesse ; il incarne JoeyStarr. Sandor Funtek, un peu plus âgé, a débuté dans La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche (où il jouait le pote de lycée gay d’Adèle) ; il incarne Kool Shen.
Les deux ont été choisis au cours d’un casting XXL où ont défilé des centaines de prétendants. Sandor : “Normalement, quand t’arrives sur un casting, t’as deux ou trois personnes qui attendent dans une salle et passent avant toi. Là, c’était dans un hangar où y avait 80 keumés en train de rapper ! À la fin, Audrey a retenu cinq gars pour JoeyStarr et cinq gars pour Kool Shen. On a passé une semaine tous ensemble à faire des exercices, des free-styles… Et finalement Audrey m’a appelé : ‘Bon, tu te doutes bien pourquoi j’t’appelle…’ Ultra-tendu, je lui dis : ‘Euh non… Verbalise cousine !’ Elle me dit : ‘C’est oit !’ Et là, je ressens une descente d’organes parce que j’ai tout de suite pensé que c’était comme un piège qui se refermait. En France, le hating est un sport national. Je ne me sentais pas attendu au tournant ; j’étais sûr que des milliers de mecs espéraient que le film serait pourri pour nous trasher.”
Une longue préparation
La première gageure a consisté à trouver où placer le curseur entre l’imitation des modèles et le champ laissé à l’interprétation libre. Théo : “Audrey nous a tout de suite dit qu’elle ne cherchait ni des sosies ni des imitateurs. On a quand même essayé de choper un maximum de trucs d’eux, la façon de tordre la bouche, le chaloupé de la démarche, leur manière de placer leurs bras quand ils parlent… On est sûrement allés trop loin parce qu’Audrey nous a demandé ensuite de nous recentrer sur nous. Là, on s’est concentrés sur les émotions qu’on devait jouer, mais toutes leurs petites mimiques qu’on avait répétées revenaient sans qu’on y pense.”
Sandor : “Ouais, parce que ce qu’on ne dit pas, c’est que si c’est du taf de devenir JoeyStarr et Kool Shen, c’est encore plus de taf de les faire sortir de soi. J’étais tellement imprégné de Kool Shen que dans les films qui ont suivi les cinéastes me disaient parfois : ‘Fais gaffe, sur ce plan, t’as parlé comme lui !”
Durant cette très longue préparation où les deux jeunes hommes cravachaient pour devenir leurs modèles, ceux-ci sont venus leur rendre visite, puis les coacher pour les scènes de live. Théo : “Ils ont été extrêmement doux. Et bienveillants à mort.” C’est lors du tournage de la première scène de concert que les deux comédiens ont pris la confiance. Sandor : “On est arrivés sur le plateau et il y avait 400 figurants face à nous. S’ils faisaient juste semblant de s’ambiancer, on l’aurait vu. Moi je joue dans un groupe de funk, alors je sais quand un public kiffe vraiment. Après cette scène, on n’avait plus de stress. On a senti l’équipe galvanisée et on a clairement tous pensé qu’on allait y arriver.”
Beauté et intensité
Parmi les craintes d’Audrey Estrougo, passé celle de ne pas trouver les bons interprètes, subsistait la peur que le scénario soit trop déséquilibré entre JoeyStarr et Kool Shen, au profit du premier. La réalisatrice raconte même que Kool Shen, conscient de l’aimantation produite par la backstory de JoeyStarr, l’encourageait : “T’inquiète, je comprends que tu t’intéresses plus à l’histoire perso de Didier qu’à la mienne. Moi, ça allait bien avec ma famille, y a pas trop de trucs à raconter.”
Elle ajoute : “C’est vrai que scénaristiquement, relater un parcours sans embûche, c’est un peu galère. Donc celui de Didier prend beaucoup de place. Le film devient l’histoire d’un mec qui se déconstruit autour de son père et va finir par trouver sa mère. Le défi était de faire exister Bruno dans cette arche-là. Je pense que Didier a fait un transfert. Bruno n’est pas juste son pote. C’est aussi son repère, et en quelque sorte son père. C’est la beauté et l’intensité de leur histoire.”
Suprêmes d’Audrey Estrougo, avec Théo Christine, Sandor Funtek, Félix Lefebvre (Fr., 2021, 1 h 52). En salle le 24 novembre.
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