Avant la 95e cérémonie des Oscars, retour sur l’œuvre de Steven Spielberg à la lumière de “The Fabelmans”, en lice dans sept catégories. Sous la surface du très grand spectacle, entre les lignes de ses films politiques et historiques, le cinéaste n’a jamais parlé que d’une chose : sa maison et ses parents.
Ce 12 mars, Steven Spielberg pourrait bien remporter, pour la troisième fois de sa carrière, l’Oscar de la meilleure réalisation, pour lequel un certain nombre d’indicateurs le donnent en net favori : les sites de bookmakers anglais (souvent fiables), mais aussi et surtout son Golden Globe obtenu en janvier dans la même catégorie, récompense qu’il a déjà emportée à deux reprises par le passé (pour La Liste de Schindler puis Il faut sauver le soldat Ryan) et, à chaque fois, convertie en Oscar quelques semaines plus tard.
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À 76 ans, le réalisateur se trouve néanmoins dans une situation singulière : il est porté aux nues mais sa reconnaissance ne communique plus avec les billetteries. Au vu des sévères contre-performances de West Side Story et The Fabelmans au box-office, et malgré la contradiction ferme que leur opposent les distinctions honorifiques, il peut devenir, presque exclusivement, un réalisateur de prestige.
Retour aux sources
Quelque chose de Spielberg desserre sa prise tentaculaire sur l’exploitation de masse et se replie. Sur quoi ? Sur l’enfance, et en particulier la sienne. West Side Story relevait déjà secrètement de cette contraction : Spielberg s’y détachait de son univers fictionnel identifié et revenait sur un souvenir enfoui, celui de sa mère Leah jouant au piano les thèmes de Leonard Bernstein. Mais The Fabelmans est bien entendu le film qui parachève ce mouvement : à travers le personnage autofictionnel de Sammy Fabelman, Spielberg y met à nu le récit familial qu’il n’a eu de cesse de projeter dans ses films.
Une histoire personnelle qui a modelé les forces organiques de son cinéma, mais n’en avait jamais jusqu’ici supplanté les “sujets”, qu’il s’agisse de rencontres extraterrestres, d’aventures archéologiques ou des catastrophes de l’Histoire. C’est le premier film à n’être donc “que” ça : le circuit imprimé de l’œuvre, le dévoilement de ses synapses par l’exposé enfin direct et limpide de l’album de souvenirs. Nous avons eu envie de faire rejaillir les motifs du film sur cinquante ans d’une œuvre qui a, pour son auteur, joué le rôle d’une forme très particulière de psychanalyse. Comme le disait sa mère : “Si j’avais su, je l’aurais emmené chez un psy… mais alors il n’y aurait pas eu de E.T.”
Allô papa, bobo
The Fabelmans rend plutôt justice à Arnold Spielberg, qui trouve en Paul Dano un avatar certes dysfonctionnel, mais moins que ceux par lesquels le réalisateur a pu par le passé évoquer la figure paternelle. Accaparé par son travail d’ingénieur à General Electric, Spielberg père incarna durant l’enfance de Steven un certain cliché de papa col blanc rentrant tard et comprenant peu son fils (comme Robin Williams dans Hook), à qui il transmettra néanmoins le goût des machines et offrira sa première caméra, mais dont il n’encouragera qu’à reculons les ambitions artistiques.
Jeune réalisateur, Spielberg en tire une figure soit absente (dans E.T., où il n’est jamais mentionné), soit en fuite, en particulier dans un de ses films les plus personnels, Rencontres du troisième type. On peut y voir une sorte de parabole science-fictionnelle sur le motif du père qui s’en va, parabole qui tenterait en vain de comprendre cette fuite, et inventerait une explication astrale et merveilleuse pour adoucir les plaies du foyer meurtri : “Papa a été enlevé par des extraterrestres, chéri.”
Spielberg met en scène des fantasmes d’enfant délaissé
Adulte, Spielberg retrouvera peu à peu son père après des années d’éloignement et son cinéma en portera la marque. La Dernière Croisade voit Indiana Jones se réconcilier, ou plutôt se mesurer à un père (Sean Connery) disparu depuis vingt ans. La comédie d’aventure et le rabibochage gaguesque cachent mal des blessures béantes : Spielberg met en scène des fantasmes d’enfant délaissé (surprendre son père en train de se lamenter de ne jamais avoir témoigné son amour devant ce qu’il croit être la tombe de son fils), dénonce la cruauté humiliante de l’autorité paternelle (Indiana prend des claques et appelle son père “monsieur”), et la rivalité fait rage, jusqu’au champ sexuel (ils couchent avec la même femme).
Devenir père
La possibilité d’un apaisement se dégage pourtant de cette parabole où Spielberg, qui vient lui-même de divorcer, et a récemment eu un enfant, adopte par à-coups le point de vue du père. Elle se poursuit de façon détournée dans Jurassic Park, où le personnage de Sam Neill se réapproprie par la force des choses ses devoirs d’homme mûr vis-à-vis de ces êtres qui lui sont aussi étrangers qu’un alien (“small version of adults, honey”). Des êtres que, désormais, il faut sauver – à l’instar du soldat Ryan, qui n’est certes plus un bébé mais dont la mission de sauvetage est d’abord la prolongation d’une protection parentale (elle permettra à une mère de ne pas perdre tous ses enfants).
Dans les années 2000, le père devient pour de bon le héros de son œuvre. Pourtant, il est encore et toujours absent, en fuite – mais c’est désormais par devoir. Dans Munich, Le Pont des espions ou Lincoln, Spielberg fait si pleinement corps avec les responsabilités qui retiennent ses héros loin de chez eux que l’on ne songe même plus à voir le foyer.
Il faut pourtant bien, sous les ors imposants de l’Histoire, sentir dans son biopic présidentiel le récit en creux d’une famille, mourant d’attente et de manque dans sa modeste Maison, toute Blanche fût-elle. C’est tout le drame secret du film : cette scène domestique obsessionnelle qu’écrit Spielberg depuis un demi-siècle, passée au second plan, et qu’on ne remarque bientôt plus.
Le divorce
The Fabelmans reprend par le détail l’événement le plus traumatique pour Spielberg : le divorce de ses parents, survenu alors qu’il n’était certes plus un enfant (19 ans), mais qui laissa sur sa vie et sur son cinéma une marque indélébile. Ce que le film décrit surtout, et qui était jusqu’ici une dimension plus secrète de cette séparation (détaillée dans les biographies mais ignorée de la majeure partie du public), c’est la relation adultérine entre sa mère et Bernie Adler, proche ami de la famille qu’elle épousera un an après le divorce.
‘Arrête-moi si tu peux’ ou la figure d’un enfant-adulte en fuite perpétuelle dans des vies qu’il s’invente
De Duel à La Guerre des mondes, les cas de couples divorcés ou en passe de l’être sont innombrables chez Spielberg. Toutefois, le récit jette ici surtout une lumière crue sur un film dont on savait certes déjà qu’il était extrêmement intime, mais qui le semble désormais plus encore : Arrête-moi si tu peux. Spielberg y trouve sans doute un avatar dans cette figure d’enfant-adulte en fuite perpétuelle dans des vies qu’il s’invente, mais il veut surtout parler à travers elle de la blessure du divorce. C’est d’ailleurs une des seules entorses à la réalité que s’est autorisée le réalisateur : la mère du véritable Frank Abagnale ne s’est jamais remariée, et il n’a par ailleurs jamais revu son père après sa fugue.
Spielberg injecte donc son propre schéma dans le film et règle un compte amer avec la trahison maternelle, qui se remarie avec un proche du père et fonde même un nouveau foyer, que Frank ne peut que contempler envieusement à travers une fenêtre, un soir de Noël, dans l’une des dernières scènes, et la plus déchirante. C’est le film d’un homme à mi-chemin dans son travail de pardon : il sauve le père humilié mais ne fait en somme que déplacer la culpabilité, et refuse de cicatriser l’abandon. The Fabelmans sera le premier de ses films à absoudre les deux.
Abandonné
C’est justement la plus grande angoisse spielbergienne, bien qu’il n’ait jamais, loin s’en faut, risqué une telle chose. Pourtant cette idée l’obsède : que devient un enfant abandonné et privé de foyer ? Il peut s’en trouver un autre, comme un certain extraterrestre égaré sur Terre, qui est, selon Joseph McBride (biographe de Spielberg), un sosie du réalisateur (décrit comme un enfant longiligne et rachitique aux très grands yeux – il ne manque que le doigt lumineux). Il peut aussi devenir un héros sans attaches.
Dans les années 1980, Spielberg affectionne les orphelins dickensiens, comme le petit Demi-Lune du Temple maudit, ou le jeune James d’Empire du soleil. Dans ce film oublié mais pas si mineur, Spielberg opère une démystification agressive de l’idée de foyer : le luxe aristocratique dans lequel grandit l’enfant est insupportable d’indécence comparée à l’extrême pauvreté des Shanghaïen·nes, et fait aussi l’effet d’une ridicule illusion, appelée à prendre de plein fouet la réalité de la guerre.
Mais Spielberg y tient surtout le récit d’un abandon (ses parents l’égarent dans le chaos de l’invasion), qui est alors autant une peur qu’un fantasme : l’opportunité de démarrer une deuxième enfance, faite de misère mais aussi d’aventures et de liberté.
Robot révolutionnaire, David ne sait en réalité faire qu’une chose : désirer l’amour de sa mère
Quinze ans plus tard, il n’y a plus rien de cela dans son film le plus bouleversant et le plus extrême sur la question de l’abandon : A. I., projet légué par Kubrick avant sa mort, et qui reprend le thème du “vrai petit garçon” de Pinocchio en l’adaptant à un enfant androïde doué de sentiments indestructibles envers sa mère.
Spielberg, qui n’est pas totalement dans sa zone de confort dans cette fable dystopique dickienne, se saisit de ce personnage théorique et monomaniaque pour donner corps à ses angoisses de l’abandon sous leur forme la plus pure chimiquement. Robot révolutionnaire, David ne sait en réalité faire qu’une chose : désirer l’amour de sa mère – qui le lui refuse, car son enfant de chair a miraculeusement guéri. Spielberg en fait un personnage de mythologie, ou de théorie freudienne : un enfant abandonné qui ne peut ni renoncer ni mourir, et doit donc souffrir pour l’éternité.
Et après ?
Cet enfant n’est nulle part dans The Fabelmans ; le réalisateur semble avoir enfin amené toutes ces blessures béantes à un point de pacification qu’on ne soupçonnait plus forcément possible. Le film regarde frontalement et accepte le divorce, n’idéalise ni ne diabolise aucun des deux parents et n’est pas vraiment le récit d’une adolescence malheureuse. La vie n’y a pas le sens limpide des fictions et est rendue à un certain chaos cassavetien.
Il offre en tout cas un codex incroyablement précieux à faire dialoguer avec toute l’œuvre qui le précède, hantée par les motifs qui prennent ici forme : un train électrique, une nuit de Noël, un candélabre à sept branches… le film est comme une crypte remplie de symboles, une pierre de Rosette sans laquelle nous n’aurions peut-être pas pu déchiffrer, comme nous pouvons tenter aujourd’hui de le faire, l’œuvre du réalisateur le plus célèbre du monde. On ne refuse pas une excuse pour revoir tout Spielberg.
The Fabelmans de Steven Spielberg, avec Gabriel LaBelle, Michelle Williams, Paul Dano (É.-U., 2022, 2 h 31). En salle depuis le 22 février.
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