Danny Boyle réussit son anti-biopic de Steve Jobs : concis, ramassé et fort de sa découpe conceptuelle.
Tel qu’il nous parvient, quatre mois après sa sortie confidentielle dans les salles US, où il fut sacrifié par une campagne de distribution hasardeuse, Steve Jobs a tout du film miraculé. Passé entre les mains de David Fincher, avant de revenir au Britannique Danny Boyle, rejeté par son studio producteur Sony, longtemps retardé par des hésitations de casting, ce projet de biopic sur le patron d’Apple aurait dû rejoindre la longue liste des films maudits qui jalonnent l’histoire du cinéma américain. Il ne doit finalement sa survie qu’à un seul homme : Aaron Sorkin, le mythique auteur des séries Sports Night et A la Maison Blanche.
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Librement inspiré d’une biographie du journaliste-limier Walter Isaacson, son scénario déjoue tous les pièges du biopic mainstream – tel Jobs, une calamiteuse hagiographie du businessman sortie en 2013 – et aborde le cas Steve Jobs avec une ambition folle : raconter le destin d’une icône médiatique depuis l’intérieur de son cerveau, dresser le portrait mental d’un homme qui aura jusqu’au bout entretenu le mystère sur sa vie, contrôlant chaque élément de sa communication. En langage informatique : cracker son mot de passe.
Un pur personnage shakespearien
Pour y parvenir, le film isole trois grandes étapes de la bio de l’entrepreneur, qui toutes correspondent aux cérémonies de lancement des nouvelles machines qui firent son succès (Macintosh, Next, iMac). Ainsi séquencé en trois actes, et intégralement situé dans les décors intérieurs de salles de spectacle, le film épouse une forme de théâtralité assumée et fait de Steve Jobs un pur personnage shakespearien, évoquant à travers un subtil réseau de flash-backs son rapport conflictuel aux femmes, au pouvoir, à l’argent, etc.
Incarné par un Michael Fassbender idéalement retors, Steve Jobs décrit son personnage-sujet comme un homme complexe et ombrageux, tout à la fois cynique et idéaliste, charlatan et artiste, une machine froide hantée par des vieilles blessures traumatiques – il fut abandonné à la naissance, et tout le film converge vers ce point aveugle.
Revanche sociale et affective
Après la fresque sur le fondateur de Facebook Mark Zuckerberg, The Social Network, dont il signait déjà le scénario, Aaron Sorkin achève ainsi un diptyque pessimiste sur les grandes icônes du capitalisme 2.0, figurées comme des génies accidentés, qui bâtirent leur succès – et réinventèrent le monde – sur un simple principe de revanche sociale ou affective.
Il signe l’un de ses scénarios les plus subversifs et accomplis, qui trouve en Danny Boyle un relais assez inespéré. Sans verser dans le banal illustratif, le cinéaste tempère un peu ses effets de style publicitaires et privilégie une nouvelle forme de sécheresse, de frontalité, épousant parfaitement le rythme effréné du texte, ces fameux walk-and-talk incisifs qui ont fait la légende Sorkin. Dans le paysage si académique du biopic contemporain, cette surprenante rencontre entre un cinéaste réinventé et un auteur majeur tient de l’anomalie, d’une belle faille dans le système.
Steve Jobs (E.-U., 2015, 2 h 04)
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