Personnage central de La Traversée de Sébastien Lifshitz, Stéphane Bouquet évoque ce road-movie intime, la quête d’un père soldat américain parti juste avant sa naissance. Et le réalisateur dresse un portrait en creux du personnage et évoque la transposition l’intime au cinéma.
Je n’avais jamais recherché mon père auparavant, parce que je m étais construit autour de son absence. La figure du père m avait travaillé, mais l’image imaginaire du père que j’avais élaborée me remplissait suffisamment. Je suis quelqu’un d’assez mélancolique au sens fort du terme, j’ai organisé ma vie autour du deuil, y compris du deuil à venir de moi-même. L’absence du père et le deuil perpétuel de cette figure me satisfaisaient et m ont permis d’élaborer un imaginaire poétique autour de ça. Rechercher mon père signifiait remettre en cause tout cet imaginaire.
Entreprendre cette recherche intime devant témoin et caméra ne te posait pas de problème au niveau des risques potentiels d’exhibitionnisme ou de voyeurisme ?
Il y a deux choses, l’intime et l’esthétique. D’un point de vue intime, je me suis demandé pourquoi j’avais finalement ce besoin d’exposer toute cette histoire. Je pense que j’ai compris qu’à partir du moment où on a une origine incertaine ou inconnue, on a des problèmes pour se fonder dans la réalité. On a du mal à se percevoir ayant une identité nette, fixe, invariable, et qui peut traverser le temps. J’ai toujours eu le sentiment d’avoir un être relativement poreux, malléable, un être que je ne maîtrisais pas, comme construit autour d’un néant. D’une certaine façon, déballer cette histoire et la donner au regard des autres, c’était pour combler le vide à l’intérieur de mon être. Dans mon être, il y a un nom qui manque, une langue qui manque. Je travaille beaucoup autour de l’écriture et j’ai ce sentiment très important que je ne possède qu’une seule de mes deux langues. Au fond, ma véritable conquête serait de conquérir cette langue manquante. Conquérir le père reste pour moi secondaire. Maintenant, d’un point de vue esthétique, ça m intéressait de travailler sur du matériau autobiographique. C’est un sujet très en vogue aujourd’hui, mais le cinéma ne l’a pas abordé complètement avec les armes du cinéma. Rechercher son père, c’est presque la définition du cinéma selon Daney. J’ai toujours beaucoup aimé la dernière période de Daney, la plus autobiographique. Lire Persévérance a été très fort : ce sentiment de comprendre que le cinéma était du côté du père, que c’était le territoire du père. C’était en tous cas vrai pour lui et ça l’est pour moi. Mais pour moi, le cinéma était aussi le lieu de la mère : c’est-à-dire que l’écran serait le lieu du père et la salle celui de la mère. La salle, c’est le lieu du retrait, le lieu de la protection, le lieu du noir, et en exagérant à peine, le lieu f tal. Sur ce film, je me suis beaucoup retrouvé dans Daney.
La première partie du film, avec ses creux, semble montrer ta crainte de t’approcher de ton père, et permet aussi au cinéma de s’engouffrer dans les brèches de tes recherches.
Lorsque la raison personnelle et la raison esthétique se confondent, c’est là que le film est au mieux. Moi, j’avais une envie ambivalente de retrouver mon père, je ne faisais pas d’illusion sur ce que j’allais découvrir. Pendant tout le voyage, j’hésitais : j’y vais ou j’y vais pas ? Si je le retrouve, je vais lui parler, ou pas ? J’en ai envie, ou pas ? Le film figure cette approche hésitante. On est partis avec en tête Route one USA de Robert Kramer, en se disant qu’on allait faire pareil : rencontrer des gens sur notre chemin, parler, etc, ça allait nourrir le voyage, et à la fin, l’histoire du père serait secondaire. Et ça ne s’est pas du tout passé comme ça. Je ne vais pas naturellement vers les gens, et là, j’en avais encore moins envie. J’avais au contraire envie qu’on me laisse seul. Du coup, le film s’est retrouvé avec moi et le monde qui ne coincidaient pas. Les creux du voyage et du film, c’est ça : c’est la peur, et aussi le fait que j’éprouve une certaine répugnance à aller dans le monde.
Il y a comme un triple frein : ta crainte de rencontrer ton père, ta réticence à aller vers le monde, tes doutes par rapport au film.
J’étais fatigué d’être filmé, parce que ça m obligeait à être présent au monde d’une façon qui ne m’est pas naturelle. Quand il y a un groupe, je me mets à côté ou en retrait, etc. Là, j’étais obligé à une présence, j’étais sous un double regard : celui de la caméra, et celui des gens qui regardaient la caméra ? car un tournage comme ça, avec une grosse caméra, ça attire le regard des badauds. C’était une première réticence. Seconde réticence, le narcissisme et l’exhibitionnisme. Avais-je raison de me laisser aller à ces penchants sans les combattre ? Troisième réticence, Sébastien voulait que je sois un personnage de fiction. Il est parti aux Etats-Unis avec déjà des idées en tête, notamment sur New York et sur Washington. Il voulait que Central Park soit un point de focalisation, un point de départ de l’intrigue.
As-tu participé aux décisions de mise en scène ? je ne parle pas du cadre, mais du montage, de ce qu’il fallait filmer ou ne pas filmer, du contrôle de ton image ?
Sébastien me reprochait de rester trop volontiers un simple corps filmé et de ne pas intervenir. Je viens de la tradition de la politique des auteurs, c’est donc au cinéaste de faire son film (rires)? C’était à lui de filmer ce qu’il avait envie de filmer. J’ai vaguement essayé de lui proposer de filmer des choses à New York, et ça ne correspondait pas à ce que lui avait décidé. Il m a dit non. A partir de là, je me suis retiré de toute proposition dans les choix de mise en scène. Mais j’ai trouvé ça tout naturel, c’était lui le cinéaste. Il est arrivé qu’on s’engueule sur un principe de mise en scène. Sébastien avait une tendance à la condensation, à la fictionnalisation des évènements. Il voulait toujours que j’aille le plus vite possible pour que ce soit raconté dans le moins de temps possible, afin de produire du récit. Moi, qui suis plutôt akermanien, je voulais du temps réel.
L’intérêt et la beauté du film, c’est qu’il y a les deux : du récit et de la durée réelle.
Quand je dis Akerman, je pense au réel, aux durées, à la latence, au non-préparé, au simplement regardé. J’ai une fascination pour le temps qui s’écoule, et voir le temps qui s’écoule au cinéma me transporte. Sébastien est plutôt dans le temps qui s’organise. Il vient vraiment du cinéma américain, du temps qui se structure en fiction. La Traversée est une sorte de mixage entre un temps européen et un temps américain. C’est bien parce que c’est aussi le sujet du film : des européens qui vont aux Etats-Unis et qui tentent de récupérer l’Amérique. Mais Sébastien était vraiment du côté de l’Amérique : non seulement il cherchait symboliquement son père, mais également un fantasme de cinéma qui est le cinéma hollywoodien. C’est pour ça je crois qu’il a voulu tourner en cinémascope.
Ce film a-t-il bouleversé ta vie, notamment par rapport à ta structuration autour d’un père imaginaire ?
J’ai encore du mal à répondre à cette question. Ça a déplacé des choses, mais il y a toujours un inaccessible. Même si j’ai retrouvé le père, je n’ai pas retrouvé l’enfance, ni la langue : quelque chose est perdu à jamais. Retrouver le père a un sens mais ne remplit rien de ce qui n’a pas eu lieu. Ça pose une pierre à côté du vide. Je ne sais toujours pas qui je suis, mais je peux dire maintenant ?je suis là?. Mon père a un fils américain : ce fils est la matérialisation d’une de mes existences possibles.
Ton sentiment est inconcevable pour quelqu’un qui a connu ses deux parents ?
Ce qui est étrange, c’est le fait qu’il a été soldat. Cette histoire s’est achevée du fait de mes deux parents, mais en même temps, si l’Otan était resté en France, peut-être cela se serait-il passé autrement ? Sans être mégalomane, j’ai le sentiment d’être autant le fils de mes parents que le fils de l’Histoire. Ça me donne une acuité très forte aux hasards de l’Histoire, à l’idée que nous sommes tous des hasards objectifs. C’est le cas de tout le monde, mais dans mon cas, l’absence de mon père est directement liée à une décision historique.
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