Longs et hypnotiques, les faux cils d’Alex, le droogie meurtrier d’Orange mécanique, narguent et aspirent le regard. Détail vénéneux, maquillage ventouse porté avec morgue par Malcolm McDowell sur un seul oeil, une aberration cosmétique en signe de perversité morale. Non sans humour. Lorsqu’il rentre chez lui, le jeune homme ôte son accessoire oculaire et le colle au miroir de sa chambre, comme un chewing-gum trop mâché : une merde qui donne de l’attitude.
Observateur maniaque de ses congénères, Kubrick porte sur les objets un regard dense, obsessionnel et décalé. Ses films regorgent de plans dédiés aux accessoires, isolés, fétichisés, quasi autonomes. Les lunettes en forme de coeur et la sucette de Lolita, l’oeil impénétrable de l’ordinateur Hal dans 2001, la mouche et la perruque de Marisa Berenson dans Barry Lyndon, la prothèse détraquée du bras de Peter Sellers dans Docteur Folamour, le nez-phallus d’Alex dans Orange mécanique, la bouche béante de l’instructeur militaire dans Full metal jacket. Jusqu’aux tuniques des gladiateurs de Spartacus, depuis longtemps entrées dans le panthéon de l’imagerie gay du cinéma hollywoodien.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Décors, costumes et maquillage soignés jusqu’à l’obsession, servis par une lumière devenue une sorte de super-make up, véritable matière plastique travaillée comme une sculpture impalpable. Des fameux éclairages à la bougie de Barry Lyndon pour retrouver les clairs-obscurs de Georges de La Tour aux entrailles rougeoyantes et organiques de l’ordinateur Hal. Esthétique du détail atmosphérique.
C’est justement dans une très flottante ambiance d’apesanteur que Kubrick filme les intérieurs de la station spatiale de 2001. L’occasion de montrer des hôtesses de l’air intersidéral évoluer, non sans effort, sur la moquette, les murs et les plafonds du satellite géant, grâce à l’action spectaculaire de chaussons adhésifs. Géniale trouvaille de mode cosmonaute, qu’il s’empresse de souligner d’un sous-titre pince-sans-rire : « chaussure adhésive ». De quoi se croire dans un documentaire de la Nasa. Ironique, Kubrick est surtout très malin, et puise dans les recherches vestimentaires de l’époque pour habiller ses pionniers de l’espace.
Les stricts uniformes de ses jeunes filles de l’espace sont directement inspirés des tenues blanches et géométriques qu’André Courrèges a dessinées trois ans plus tôt pour sa collection « ère spatiale » au printemps 65. Fascinés par les développements de la conquête spatiale, les créateurs de la décennie 60 se lancent à corps perdu dans l’esthétique futuriste, joyeux mélange de design utopique et d’humains robotisés. Paco Rabanne devient mondialement célèbre pour ses robes en cotte de mailles (voir le délire visuel de ses créations dans Qui êtes-vous Polly Magoo ? de William Klein), tandis que Pierre Cardin dessine des casques à visière pour guerrières d’un autre monde. Et Richard Avedon photographie ses mannequins devant des toiles de fond immaculées, flottant littéralement dans l’air des pages mode de Vogue et Harper’s Bazaar. Idem pour le mobilier de la salle d’attente de la station spatiale. Les passagers de 2001 se prélassent dans des chauffeuses rouges et ergonomiques : les célébrissimes fauteuils Djinn conçus en 65 par le designer Olivier Mourgue, passés à la postérité grâce à cette courte apparition cinématographique.
Kubrick ne laisse rien au hasard, allant jusqu’à uniformiser la police de caractères de sa signalétique. Il choisit le style Helvetica, avec ses lettres carrées et anonymes, alors en vogue dans la signalisation routière et l’affichage public. Le langage de la publicité et de la communication d’entreprise. Un monde lisse d’information insidieusement formatée.
Mais c’est dans Orange mécanique que le réalisateur exploite le plus les formes délirantes imaginées par les créateurs d’objets de l’époque. Les tables en forme de femmes nues qui peuplent le Milk bar fréquenté par Alex et ses acolytes sont le parfait décalque du mobilier humain que développe alors Allen Jones, qui transforme des mannequins féminins vêtus de cache-sexe et de bas noirs en support pour tables et sièges érotiques. En pleine vague de design pop et du tout-plastique, Kubrick meuble la demeure du couple victime des droogies de fauteuils capsules, d’étagères en inox et de sols à damier (repris par Gregg Araki dans une scène de Doom generation).
Un an avant la sortie du film (1971), le Danois Verner Panton a conçu (en collaboration avec Joe Colombo et Olivier Mourgue) un habitat tout de courbes en mousse, de sphères étranges et de couleurs chaudes pour l’exposition « Visiona 2 » de Bayer AG à Cologne. Kubrick offre ainsi un condensé du dernier cri en matière de design avant-gardiste… non sans se moquer de ce décorum de space-opera, qu’il place sous la protection d’un gardien body-buildé qui s’y promène en string moulant.
Pas étonnant dans ces conditions que ces deux films soient parmi les plus cités par les créateurs de mode d’aujourd’hui. Lors de la Biennale de Florence consacrée l’année dernière aux rapports de la mode et du cinéma, Scott Crolla, Walter van Beirendonck, Raf Simons et Alexander McQueen ont dit leur profond attachement à Stanley Kubrick. Tandis qu’un jeune styliste suisse, Jean-Luc Amsler, créait en 96 une collection entièrement blanche qui réactualisait la combinaison des ultra-violents d’Orange mécanique, en hommage à la dictature du look et à l’esthétique urbaine nées dans les années 70.
Une certaine façon de montrer le masque et le grotesque qui fait dire à la photographe Cindy Sherman, qu’« il est impossible que l’univers si violemment lugubre d’Orange mécanique ne se soit pas, d’une certaine façon, infiltré dans mon subconscient ».
Jade Lindgaard
{"type":"Banniere-Basse"}